[Dimanche 19 juin 2022] Ce à quoi nous assistons, sans réellement comprendre ce que nous voyons, c’est à la tentative de déglutition de la social-démocratie par le bloc libéral. Après plus de quarante ans d’une patiente mastication, le moloch capitaliste se dit qu’il est temps d’avaler la bouillie, de la digérer comme il faut, et de la chier pour de bon. Voilà ce qui se passe, et que nous ne comprenons pas : l’idéal social-démocrate se délite et les éléments qui le constituaient, tenus ensemble à grand renfort de congrès et de synthèses, reviennent à leurs états originels respectifs : la matière libérale se fond sans même faire de grumeaux dans la sauce macroniste tandis que l’os socialiste, lui — et c’est là qu’est la bonne nouvelle —, est en train de se coincer gentiment dans le gosier de la machine.
Au fil des ans, l’idéal de transformation pacifique des sociaux-démocrates s’est sournoisement transformé en idéal d’adaptation aux inflexibles exigences du capitalisme mondial. Ce glissement mortifère s’est opéré en plein jour, sous les yeux de chacun. Pour ne pas avoir à nommer ce que l’on voyait, on a euphémisé en inventant des périphrases. Ainsi sont nées « la gauche de gouvernement » et, un peu plus tard, « la gauche responsable ». La gauche de gouvernement, c’est celle qui fait une politique de droite ou plutôt, plus subtilement, une politique qui ne remet pas en cause le dogme capitaliste ni ne dérange la table de jeu des marchés. C’est cette gauche qui hurle « Mon ennemi, c’est la finance ! » et qui, à peine élue, se précipite à la City de Londres pour rassurer les banquiers (« Vous aviez bien compris que je blaguais, non ? … »). La gauche responsable, c’est un peu la même chose, mais en plus moche parce qu’elle dit en creux que les autres gauches, celles qui ne gouvernent pas mais continuent de rêver aux lendemains qui chantent, sont évidemment irresponsables.
Cette campagne des élections législatives a vu une petite partie des militants socialistes franchir un pas supplémentaire en passant du sous-entendu à l’accusation frontale, reprenant mot pour mot les termes de l’incroyable campagne nationale de dénigrement de Jean-Luc Mélenchon devenu « dangereux extrémiste », « anti-républicain » (une blague), « ennemi de la laïcité » (re-blague), « voulant la mort de l’Europe » (êtes-vous vraiment sûrs de ça ?). Toutes et tous, drapés dans leur socialisme à la sauce hollandaise, pour continuer d’enfoncer ces clous grossièrement mensongers, ne manquent pas de répéter ad nauseam qu’ils sont les seuls représentants d’une gauche républicaine, laïque et européenne, sous-entendant ainsi avec perfidie que tous ceux qui ne sont pas avec eux sont évidemment de dangereux irresponsables, anti-républicains, tripatouilleurs de laïcité et europicides de surcroît.
Quelle foutaise ! La seule chose qu’un socialiste sincère puisse réellement reprocher à Jean-Luc Mélenchon, son crime réel, c’est d’avoir quitté le Parti socialiste en emportant les bijoux de famille ! Car ce que propose la France insoumise (quel nom méchant qui, lui aussi, injurie en creux !) n’est ni plus ni moins que du socialisme ayant renoué avec son idéal de transformation de la société et du Monde (à moins que ce ne soit l’inverse).
Il est également piquant d’observer qu’alors que de la matière à débat fait à nouveau irruption dans l’espace public, les plus faux-culs de nos élus socialistes crient à la crise démocratique et à la République en danger. La crise démocratique — car, admettons-le, crise il y a — n’est certainement pas le fait de ceux qui introduisent de la matière à penser dans les échanges, mais de ceux qui, précisément, contribuent à empêcher tout débat autour de la seule question qui vaille : celle de la remise en cause radicale d’un modèle mondial qui pousse l’humanité à sa perte. La crise démocratique s’exprime dans l’abstention galopante, fruit de la désertion des citoyens n’allant plus aux urnes depuis qu’ils ont bien compris que, d’un bord à l’autre, comme le résume la formidable sentence de Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, il n’est plus question que « tout change pour que rien ne change ».
Le quinquennat de François Hollande est l’acmé de cette longue dérive du continent socialiste, lentement puis plus rapidement poussé par une accumulation de petits renoncements et de subtiles torsions du langage. « Un président ne devrait pas dire ça » avait-il confié dans un éclair de lucidité aux deux journalistes qui, des mois durant, l’ont « psycho-thérapé » avant de l’abandonner en slip kangourou tout merdeux, ridicule et seul, au milieu du carrefour des vanités. Un président socialiste n’aurait pas dû faire ça, a-t-on envie d’ajouter à celui qui, encore entouré d’une maigre troupe bêlante et espérante, rêve de son grand retour. Il est là, le drame de tous ces gens : ils ne rêvent plus pour le monde mais seulement pour eux-mêmes, pour leurs petits destins qu’ils se satisfont de graver dans la petite histoire.
Aux antipodes de ces envies étroites, elle est pourtant là la mission des socialistes: penser grand, se remettre à rêver, et faire rêver les autres avec eux; renouer avec l’ambition qui n’aurait jamais dû être abandonnée de transformer le monde. Il est là le chantier de la reconstruction, et nulle part ailleurs.