[Mercredi 6 juillet 2022] Il y a, chez bien des militants socialistes « old school », cette idée confusément ancrée que l’écologie serait une sorte de contrainte à intégrer dans leur logiciel de pensée socialiste, un mal nécessaire en même temps qu’un domaine quasiment usurpé, ou pour lequel ils ne seraient toujours pas complètement légitimes. Ce malentendu né d’une lecture soviétique biaisée du Capital de Marx, le Parti socialiste a cherché à le dépasser en développant dès les années quatre-vingt-dix un concept de social-écologie formalisé en 2011 par l’économiste Eloi Laurent 1. Alors que les tenants de l’écosocialisme des années soixante-dix tiennent pour définitivement inconciliables capitalisme et protection de l’environnement, les promoteurs de la social-écologie nourrissent, eux, l’ambition très sociale-démocrate de transformer et d’adapter le capitalisme mondial aux contraintes de la crise écologique et environnementale.
Pour bien comprendre la mécanique de ce flou persistant qui entoure ce que pourrait ou devrait être une écologie socialiste non-ambigüe, il faut lire l’excellent petit livre Marx écologiste, publié il y a plus de dix ans déjà par les éditions Amsterdam. Traduction de quatre chapitres de The Ecological Revolution, making peace with the planet, du sociologue et figure de l’écosocialisme américain John Bellamy Foster, ce court essai explique comment une lecture erronée de l’oeuvre de Karl Marx largement imputable à l’idéologie soviétique stalinienne, mais aussi à la méconnaissance des Grundrisse 2, ces écrits d’avant Le Capital publiés longtemps après sa mort, est la cause d’un malentendu persistant dans l’inconscient socialiste actuel.
Contredisant l’idée selon laquelle il aurait été aveugle aux problèmes écologiques et incapable de percevoir les limites naturelles de la production, Marx utilise le concept de rupture métabolique pour saisir l’aliénation naturelle des êtres humains vis-à-vis des conditions naturelles de leur existence dans le capitalisme.
Marx écologiste, John Bellamy Foster, p.62
Quel est ce concept de rupture métabolique? Pour Marx, la notion de métabolisme en tant que système de relations entre un organisme et son environnement permet de décrire la relation de l’être humain à la Nature à travers le travail. L’Homme vit de la Nature grâce au travail, mais il est également lui-même un élément de la Nature. Il vit à la fois de la Nature, et dans la Nature. En transformant la Nature par son travail, il se transforme aussi lui-même. En plaçant l’Homme au-dessus de la Nature et en considérant la Nature comme une ressource inépuisable, le capitalisme provoque une rupture métabolique mortifère entre l’Homme et son environnement. Frappé par les travaux du chimiste allemand Justus von Liebig sur l’appauvrissement des sols, Karl Marx n’a eu de cesse, contrairement à l’image qui fut par la suite véhiculée de lui, d’alerter sur l’irrationalité et les dangers d’un système productif aussi peu soucieux d’un paradigme « naturel » pourtant scientifiquement bien établi.
Le fait, pour la culture des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations des prix du marché, qui entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même de la production capitaliste, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanente des générations humaines qui se succèdent.
Karl Marx, Le Capital, livre 3, tome 3, cité par John Bellamy Foster in Marx écologiste, p.63
Ces réflexions établies en plein coeur de la deuxième révolution agricole qui a vu exploser, des années 1830 à 1880, l’essor d’une industrie des engrais chimiques censée répondre à la première grande crise de la fertilité des sols, nous renvoient étrangement à notre époque. Cette question de l’épuisement général des sols revient en effet brutalement aujourd’hui dans notre actualité alors que les dérèglements climatiques pourtant annoncés depuis des décennies commencent à faire sentir concrètement et cruellement leurs effets.
Si les socialistes d’aujourd’hui veulent faire de la véritable écologie socialiste, il faut qu’ils relisent Marx et comprennent que l’essentiel ne se situe pas tant dans la transformation lente de l’ordre du monde par le « verdissement » de son économie, que dans le rétablissement urgent du métabolisme Homme-Nature rompu par un capitalisme mondial débridé. En prenant conscience de ce qu’est sa juste place dans la Nature, l’Homme établira un préalable indispensable à tout réexamen sous un angle écologique des notions de propriété, d’égalité, de travail, de justice sociale ou de progrès.
A défaut de lire l’intégrale de Marx, on peut déjà se plonger dans les 130 pages du Marx écologiste de John Bellamy Foster. L’ouvrage bat en brèche de manière aussi brillante qu’irréfutable l’idée selon laquelle Marx aurait eu une attitude prométhéenne purement dominatrice vis-à-vis de la Nature. L’écologie redevient dès lors un argument central du Capital. Redécouverte dans les deux dernières décennies du XXe siècle, l’argumentation de Marx concernant la fertilité des sols et le cycle biologique a suscité l’intérêt « d’agronomes et d’écologistes directement préoccupés par les débats concernant l’évolution de la science des sols et les luttes autour de l’opposition entre agriculture industrielle et agriculture biologique 3« . On voit très bien dès lors combien, dans le contexte climatique et environnemental qui est le nôtre, la question écologique devient indissociable de la question sociale.
Le socialisme, en ce qu’il se propose d’organiser la société des Hommes en un modèle juste et équilibré, est et sera écologique, ou ne sera tout simplement pas.
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1- Social écologie, Eloi Laurent, Ed. Flammarion, 2011
2- Introduction générale à la critique de l’économie politique, Karl Marx
3- Marx écologiste, John Bellamy Foster, p. 80
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