Bernard, l’ami (converti) du petit-déjeuner
Bernard, l’ami (converti) du petit-déjeuner

Bernard, l’ami (converti) du petit-déjeuner

« La volonté qui est la nôtre, ce n’est pas de créer un nouveau parti, les partis sont malades et les appareils ont montré toute leur faiblesse, c’est au contraire d’essayer d’apporter la démonstration qu’il y a de la place pour créer un nouvel espace politique qui permette autour de cette synthèse entre des enjeux républicains, des enjeux écologiques, des enjeux sociaux, de créer les conditions du dialogue et d’une nouvelle dynamique. »

Bernard Cazeneuve — Télématin, France 2, vendredi 16 septembre 2022

Il y a des matins comme ça où la télé que vous ne regardez plus depuis longtemps vous rattrape par le biais d’un réseau social, et vous inflige l’extrait d’une déclaration qui, en toute logique — et nous verrons pourquoi —devrait vous traverser sans même vous faire lever un sourcil. Mais là, parce que c’est vous qui avez appuyé sur le bouton pour lancer la lecture, se déclenche une petite alarme dans votre cerveau, celle de votre détecteur d’arnaque. L’avantage de l’outil numérique, c’est que l’on peut réécouter immédiatement et autant de fois que l’on veut. Alors, après avoir entendu, on relance la lecture pour passer en mode « écoute ». C’est la voix de Bernard Cazeneuve. Une voix grave, mais pas trop. Un ton calme, rassurant, professoral, mais pas trop. Une musique qui exprime une forme de tranquille autorité bourgeoise. S’il est tout à fait paisible c’est parce qu’il sait qu’il ne sera pas contredit. Le journaliste qui lui fait face n’est pas là pour le pousser dans ses retranchements ou le mettre en difficultés, mais pour qu’il puisse exprimer, comme le suggère le titre de l’émission, ses « quatre vérités ». Autrement dit, nous sommes dans l’exercice convenu d’une animation matinale autour d’un fait d’actualité. Il n’est pas encore 7h45. Les vérités, chaudes comme des viennoiseries au beurre, vont sortir de la bouche de l’ami du petit-déjeuner.

De cette bouche sort donc une longue phrase qui n’a l’air de rien (ou en tous cas de pas grand chose), et dont on s’aperçoit en la réécoutant qu’elle est d’abord et avant tout un vecteur de mots clefs. La première impression est que l’on est dans du « déjà entendu » (et, en effet, on a déjà tout entendu, dans l’ordre et le désordre, sortant d’un bon nombre de bouches). Le discours aux allures lénifiantes n’est pas fait pour vous secouer. La phrase prononcée sur un ton de grand calme est censée vous traverser en déposant dans votre cerveau en phase de réveil quelques formules qui, dans votre inconscient, resteront associées à personne qui les a prononcées. Il y a d’un côté, sur le versant positif, les mots « volonté », « démonstration », « nouveau », « espace politique », « synthèse », « enjeux ». Ajoutons pour faire bonne mesure l’incontournable combo magique « républicain-écologique-social », et puis aussi « dialogue » et « dynamique ». Sur le versant opposé, côté négatif, on vous glisse en un petit paquet bien serré: « parti », « malade », « appareil », « faiblesse ». Remis dans l’ordre, ça se résume à ça:

  1. Une affirmation: les partis politiques sont malades, leurs appareils sont faibles
  2. Une annonce: je vais créer un « mouvement » qui ne sera donc pas un parti mais un « espace politique nouveau » dans lequel on va enfin pouvoir « dialoguer » (comme s’il n’y avait pas de dialogue entre les forces de gauche qui ont réussi à s’unir!)
  3. Un sujet de dialogue: la synthèse des enjeux « républicains-écologiques-sociaux » (et on se garde bien, notez-le, de prononcer le mot « gauche »)
  4. Un objectif: créer une « nouvelle dynamique » (il aurait dû dire « une autre dynamique », mais celle qui est en cours semble totalement lui échapper)

Voilà. Notre ancien Premier ministre, sorte d’incarnation de la pensée structurée et raisonnable, d’une forme de socialisme mesuré mais fermement engagé, réceptacle fugace des espoirs d’une reconstruction sociale-démocrate post-hollandiste vient d’annoncer tranquillement qu’il a fait le choix de jeter aux orties ses derniers oripeaux idéologiques pour plonger, nu et neuf, dans le gazeux et l’informe. Nous venons d’assister à l’aveu d’une conversion, à une sorte d’outing glissé mine de rien à l’heure du p’tit dej, quand papa et maman sont encore mal réveillés. Il le dit sans le dire, après se l’être sûrement dit à lui-même, et avoir goûté au frisson du soulagement intérieur que cette confession intime a dû lui procurer: je suis macronisé! Le gazeux et l’informe sont notre avenir! La meilleure preuve? Le gazeux et l’informe sont déjà notre présent! Avec Macron, vous avez eu « En Marche! », avec Cazeneuve, vous aurez « En Courant! ». Vous la sentez, la dynamique? Vous le voyez, le déplacement d’air? La diagonale du vide est tracée, il n’y a plus qu’à foncer! Détruisons les partis malades! Plus besoin d’appareils! Vive la liberté! Viva Zapata! (Oups, je m’égare…)

Reprenons nos esprits et revenons sur le postulat en forme d’affirmation que pose notre ancien camarade, qui a enfin compris et admis qu’il n’était pas socialiste.

  1. Les partis sont malades. Soit. Admettons. Que faire? S’occuper du malade? Poser un diagnostic? Faire une ordonnance? Bernard, lui, propose de passer directement à l’euthanasie. Ça fait gagner du temps et ça évite les souffrances inutiles. Finis les partis, bonjour les mouvements! Les partis, c’est lourd, ça se sclérose, ça grince, ça tombe malade. Les mouvements, ça bouge, ça tient pas en place, ça peut changer de direction sans mettre son clignotant, ça s’adapte (à quoi? à qui?), ça permet d’aller de l’avant! Ben voyons… A ceux qui seraient tentés de se laisser séduire par cette promesse, il faut dire ceci: la maladie, si maladie il y a, ce n’est pas la mort. Concernant le Parti socialiste, de nombreux observateurs n’ont pas manqué de noter que le malade était même en train de reprendre des couleurs. La potion administrée, une bonne cuillère de Nupes soir et matin, amère pour certains, douce à d’autres, a certes quelques effets purgatifs désagréables, mais elle permet à l’organisme de retrouver l’usage de ses fonctions. L’ouïe revient (tiens, on entend de nouveau dans le lointain le murmure des classes laborieuses…), la vision s’éclaircit, la boussole se remet à indiquer un cap, des forces militantes endormies se réveillent. Tout cela s’accompagne de quelques hoquets et de phénomènes d’excrétion bien normaux lorsqu’on a frôlé la septicémie, mais ce que chacun peut observer semaine après semaine, c’est que le malade subclaquant se redresse, sort de sa chambre et commence même à refaire des pompes dans le jardin. Ceux qui ont intérêt à faire passer le Parti socialiste pour un moribond contagieux vous trompent.
  2. Les appareils sont faibles. Ceci, disons-le tout net, est faux. Les appareils sont forts. Et celui du Parti socialiste tout particulièrement. C’est d’ailleurs grâce à la force de son appareil que le PS a traversé la crise en évitant la dislocation pure et simple. Dire que les appareils sont, par nature, faibles et qu’ils sont donc le problème, c’est laisser penser qu’il est possible, lorsqu’on n’est pas un parti mais un mouvement, de fonctionner sans appareil. Ceci est évidemment un mensonge. Toute organisation a besoin d’un minimum d’appareil pour fonctionner. Quand cet appareil n’est pas aux mains des militants, il est, dans le pire des cas, dans celles des ou du dirigeant. Si des partis comme LReM ou même LFI n’ont pas d’appareil aussi développé et structuré que celui du Parti socialiste, leurs fonctionnements respectifs sont néanmoins extrêmement dirigés et contrôlés… mais par le haut.

On pourrait se dire que l’on vient de passer bien du temps sur un sujet qui n’a pas exagérément mobilisé l’attention ni déclenché de mouvement de foule significatif. Il est néanmoins de salubrité publique de traquer la tromperie où qu’elle se trouve, et jusque dans la question qui figure en bas de l’écran pendant que Bernard Cazeneuve récite son catéchisme: « Une autre gauche est-elle possible? » Qu’est-ce que cela veut dire exactement? Ou plutôt qu’est-ce que cela sous-entend? Qu’il pourrait y avoir une gauche qui ne serait pas la gauche mais qui serait tout de même de gauche? Quelle est cette « autre gauche » dont on nous fait sans cesse miroiter l’existence? Cette « autre gauche » qui existe en fait, et se cherche désespérément un destin entre le Parti socialiste et La République en Marche, est cette gauche qui n’est pas de transformation, mais qui se qualifie elle-même et abusivement « de gouvernement » ou de « responsable ». C’est cette gauche qui a été intégralement neutralisée par l’émergence d’un hyper-centre résolument libéral incarné par Emmanuel Macron. Le seul espace que puisse espérer Bernard Cazeneuve ne se trouve pas, comme il feint sans doute de le croire, entre le Parti socialiste et cette bulle centriste, mais bel et bien à l’intérieur de la matrice du macronisme. Une fois installée à la place qui est réellement la sienne, elle ne pourra plus être qualifiée de gauche pour une raison toute bête: quand on est l’aile gauche de la droite, on est quand même de droite; quand on est l’aile gauche du centre, on est quand même du centre.

L’honnêteté intellectuelle qu’on a toujours bien voulu lui prêter devrait commander à Bernard Cazeneuve de dire les choses telles qu’elles sont : « Camarades, chers concitoyens, Françaises, Français, je ne suis pas de gauche, et peut-être même ne l’ai-je jamais vraiment été. Venez avec moi, on va « dialoguer » tous ensemble, danser au milieu, et piquer la place à Manu! » Voilà qui fait sans doute un projet de vie, mais c’est un peu court pour un projet de société dans un pays en crise, dans une Europe aux portes de la guerre, sur une planète qui brûle… Plutôt que de rêver de la fin des partis, il est au contraire urgent de les réinvestir et de les remettre au boulot. C’est là que la pensée travaille et que les idées grandissent et non dans des « mouvements » où ceux qui viennent ne sont que piétaille et godillots au service d’une seule idée: celle du capitalisme et de l’ultra-libéralisme triomphants.

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