Les mauvais signes des temps
Les mauvais signes des temps

Les mauvais signes des temps

[Dimanche 25 septembre 2022] Faire de la politique aujourd’hui semble exclusivement consister à enflammer les passions dans le but jamais avoué d’éteindre toute velléité de penser. Les réseaux sociaux, véritables accélérateurs de particules élémentaires, ne sont pas taillés, on le sait, pour la pensée complexe. Sous couvert de créer du lien et de faciliter les échanges, leur fonction semble définitivement réduite à électriser tout sujet qui les traverse, à exciter les pulsions reptiliennes, à déclencher des réactions en chaîne. Facebook, et Twitter tout particulièrement, sont devenus des espaces essentiellement dévolus à la vocifération haineuse, des lieux de surenchère permanente où chacun cherche à flatter son ego en écrasant ses interlocuteurs. La violence et le bruit. Le bruit et la violence. Un vomi d’informations sérieuses mélangées à des intox et des mensonges, des commentaires et des menaces, des morceaux de divertissement et des délires, des injures, des pubs et des réclames, ici et là quelques rares pépites de pensées fulgurantes et autres sages sentences, mais au bout du bout et de bout en bout, une écoeurante mixture dans laquelle on finit par s’épuiser à trier, jusqu’à la nausée.

La presse n’est pas la dernière à se rouler et à se perdre dans cette fange qu’elle contribue à nourrir et à entretenir. Le journalisme, qu’il soit de presse écrite, télévisuelle ou radiophonique, repousse chaque jour les limites de sa veulerie. La plupart des médias ne sont plus que des porte-voix, des passe-plats, et des amplificateurs de buzz sur les réseaux sociaux. Le « personnel politique », nos élus, n’a d’autre choix que de patauger dans cette gadoue. Il y a ceux qui résistent tant bien que mal (les tristes et les austères diront certains). Il y a les malins et les prudents qui arrivent, tout en jouant, à ne pas trop s’en mettre sur les godasses. Il y a les maladroits qui dérapent, trébuchent ou s’étalent carrément jusqu’à s’en retrouver couverts de la tête aux pieds. Et puis il y a ceux qui s’y vautrent et qui en jouissent, sans tabous ni vergogne et parfois même, reconnaissons-le, en toute ignorance, sans conscience, ou par paresse, parce que lorsqu’on est dans le bain, il est plus facile de nager dans le courant que d’essayer de garder un cap constamment contrarié. L’extraordinaire concentration des médias français dans les mains de quelques milliardaires à laquelle on assiste devrait nous affoler et nous mobiliser. Au lieu de cela, tels le chat obnubilé par la lumière laser que l’on fait danser sous son nez, nous voilà hypnotisés, de chaîne en chaîne et de chroniques radios en éditoriaux enflammés, par la gifle que le député Quattenens a avoué avoir balancé à sa femme. Des historiens du futur (s’il en reste dans le futur) s’amuseront sans doute à compter les temps d’antenne consacrés à cette histoire (qui, certes, pèse son poids) alors que la planète brûlait déjà et que les guerres se propageaient d’un continent à l’autre…

Tout cela génère et entretient une violence devenue tellement endémique qu’on n’en remarque même plus la présence. La culture de l’invective s’insinue partout, jusque dans la manière dont on se présente à la face du monde. Ainsi lorsqu’un mouvement décide de s’appeler « La France insoumise », n’est-ce pas une manière de traiter tous ceux qui n’y adhèrent pas de « soumis »? Chaque fois que j’entends quelqu’un se réclamer de la France insoumise, je me sens obligé de me répéter intérieurement que si je suis pas « insoumis », je n’en suis pas pour autant « soumis ». De la même manière, lorsqu’une voix de gauche affirme: « La gauche qui travaille, c’est moi », n’est-elle pas en train d’affirmer que toute gauche qui n’est pas de sa chapelle est une gauche qui ne travaille pas, autrement dit, une gauche de fainéants? Dire « je suis la gauche qui cherche des solutions », n’est-ce pas accuser sans preuve toute la gauche qui n’est pas soi de ne pas chercher de solutions? Cette manière de se présenter en écrasant préventivement l’autre est symptomatique d’une dégradation de ce que l’on pourrait appeler « nos capacités de conversation ». Il s’agit bien, avant même qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, de disqualifier son interlocuteur. Et cela contribue à renforcer le caractère délétère —puisqu’invitant à se battre plutôt qu’à dé-battre — de ce que l’on continue d’appeler le « débat public ».

Trump est un symptôme : celui de la disparition progressive de la politique sous l’effet d’un gigantesque processus d’unification, où les camps en apparence les plus hostiles se tiennent en réalité la main.

Alain Badiou, Trump

Paradoxalement, l’environnement surmédiatisé dans lequel nous évoluons a facilité notre entrée dans l’ère de la post-vérité. En poussant très loin l’art de la « vérité alternative », Donald Trump a fait sauter les digues et a désinhibé les foules. Il faut lire le court essai qu’Alain Badiou a consacré au phénomène considérablement déprimant auquel nous sommes confrontés: « Plutôt qu’un symbole, Trump est un symptôme : celui de la disparition progressive de la politique sous l’effet d’un gigantesque processus d’unification, où les camps en apparence les plus hostiles se tiennent en réalité la main. Pour en finir avec Trump, c’est cette disparition qu’il convient de combattre, en restaurant les possibilités d’une résistance au consensus fondamental de notre temps. Celui-ci porte un nom : capitalisme démocratique », écrit-il avec le sens de la formule qu’on lui connaît 1. Pour Badiou, il y a « d’un côté une oligarchie transnationale qui contrôle le processus d’accumulation et de concentration du capital » et de l’autre, « un pouvoir politique chargé de soumettre les peuples à ce processus planétaire mais qui s’exerce encore, pour l’essentiel, au niveau étroit des nations ».

La post-vérité est l’un des instruments les plus efficaces utilisés pour décérébrer nos contemporains en masse. Comment ça marche? Prenez tout d’abord une affirmation qu’aucun fait objectif ne vient confirmer, puis répétez-là en boucle, contre toutes les évidences, jusqu’à ce qu’elle prenne les apparences d’un fait véritable. Exemple récent: « Le Parti socialiste est inféodé à Jean-Luc Mélenchon », ou sa variante cazeneuvesque: « Le Parti socialiste est toutouisé par la France insoumise ». Au départ, nous avons une opinion: « Je pense que parce qu’il a signé un accord électoral avec la France insoumise, le Parti socialiste est désormais soumis à Jean-Luc Mélenchon. » Enlevez le « je pense que », puis ne conservez que le dernier segment de la phrase. Répétez-le. Faites-le répéter. Vous avez fabriqué un fait. A partir de cette réalité alternative, vous pouvez écrire une nouvelle histoire, et y entraîner des gugusses. Cette confusion organisée entre les opinions et les faits a des pouvoirs magiques. Elle permet notamment à un complotiste antivax qui a arrêté l’école au collège de tenir la dragée haute sur les réseaux sociaux à un épidémiologiste à la pointe de la recherche scientifique. L’opinion de l’un, son « impression », son avis, pèse du même poids que les faits scientifiquement démontrés avancés par l’autre. La raison appartient à celui qui parle le plus fort, à celui qui aligne le plus grand nombre de suiveurs. C’est une des normes de l’époque qu’il vaut mieux intégrer si l’on projette de se mêler à la « conversation » des réseaux.

Ce confusionnisme entraîne une perte substantielle de la consistance des mots. Le sens importe peu, seule compte la musique. Ici on agite le « bolivarisme » de Jean-Luc Mélenchon. Quelles images mentales un tel mot sorti de son contexte historique et géographique 2 peut-il bien faire surgir dans le cerveau du citoyen moyen qui n’a pas fait d’études d’histoire ou de science politique? Indépendamment de son sens réel et des explications complexes auquel il renvoie, quelle sorte d’alarme ou de mécanisme de défense ce mot en « isme » peut-il bien déclencher dans un paysage sonore saturé de « terrorisme », « communisme », « islamisme » et autres « communautarisme »? Au fumeux « bolivarisme » de Mélenchon, on a bien envie d’opposer, pour le fun, un « bovarysme » fulminant qui semble frapper de plein fouet une partie de nos élites socialistes, désespérées par leur condition d’opposants toujours pas digérée et angoissées par leur avenir idéologique.

Cette angoisse existentielle est notamment attisée par le fait d’être mis en demeure de devoir clarifier leurs positions et leurs discours par un électorat de gauche ébranlé, en proie au doute et à l’indécision. De là ces questions lancinantes qui se répètent dans la presse et sur les programmes de la moindre table ronde: Quel avenir pour la gauche? Quelle gauche demain? Y a-t-il une autre gauche? La Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes) a apporté un début de réponse. La droite et la macronie ont bien compris le danger de la manoeuvre et se sont empressé d’hystériser le débat autour de la figure controversée de Jean-Luc Mélenchon. L’épouvantail est brandi depuis des mois jusqu’à faire basculer l’outrance qui caractérise le patron de LFI du côté de ceux qui le dénoncent. La stratégie est efficace puisqu’elle a même entraîné une petite partie des socialistes à se mettre à toute force en travers de la Nupes et à brandir à leur tour l’épouvantail pour faire venir à eux les épouvantés. Au regard de l’histoire, cette petite convulsion (ce hoquet?) n’est sans doute rien. Mélenchon passera, le socialisme restera. En attendant, nos opposants réels doivent bien se marrer de nous voir ronger l’os Mélenchon au lieu de nous concentrer sur les vrais sujets.

Car la seule question qui devrait nous occuper, c’est celle de la définition de ce que devrait être une véritable opposition de gauche à cet hypercentrisme macronien (de fait, un hyperdroitisme) qui nous impose une soumission totale à ce que Badiou appelle « le processus planétaire d’accumulation et de concentration du capital ». Car c’est là que se situe désormais la ligne de partage des eaux, entre le consensus mondial autour d’un modèle dont on sait désormais qu’il fait chauffer la planète et conduit l’humanité à sa perte, et la quête d’une autre voie, nécessairement transformatrice, forcément à gauche. Il serait fâcheux que l’on soit contraint, au sortir de la rencontre de la gauche organisée ce week-end à Bram, de devoir forger le mot de « bramitude »3 pour désigner cette capacité à brasser du vide afin de créer l’illusion qu’un changement est à l’oeuvre…

_________________________________

1- La puissance du capitalisme libéral réside dans sa déclaration qu’il est la seule voie. Il n’a même pas besoin de déclarer qu’elle est la meilleure puisqu’il a réussi à convaincre pratiquement tout le monde qu’une autre voie, une seconde voie n’existe pas. […] Nous pouvons définir le moment actuel comme celui où s’est imposée cette croyance que le capitalisme qui domine virtuellement toute la planète est le seul destin possible de l’espèce humaine. Alain Badiou, « Trump », p.16, PUF

2- Celui de la lutte anti coloniale dans l’Amérique du XIXe siècle

3- Rions un peu et paraphrasons, pour lui rendre hommage, une présidente de région célèbre.

Téléchargez ici une version imprimable de l’article