[Lundi 5 septembre 2022] Il est triste de voir un homme aussi instruit et éduqué que Bernard Cazeneuve passer à ce point à côté de l’histoire qui est en train de s’écrire en même temps qu’il se laisse glisser, à la faveur d’une interview dans Le Journal du Dimanche, sur la pente de l’injure facile. Le long manifeste qu’il vient de signer et de faire signer à quelques centaines d’égarés du socialisme 1 et de membres de l’ancien establishment gouvernemental hollandais, est une sorte de profession de foi qui contient, certes, un très grand nombre de considérations qu’aucun honnête socialiste ne saurait renier (et auxquelles nous ne pouvons donc que souscrire), mais qu’il articule autour d’une obsession brandie comme une machine à faire peur: l’accord de la Nupes et cette terrible figure de Jean-Luc Mélenchon qu’il juge tellement dominatrice qu’on finit par se demander si elle n’alimenterait pas, chez lui, une sorte de complexe morbide.
Débarrassons d’abord ce long texte de sa litanie de propositions consensuelles, tout droit tirées de la classique boîte à outils du parti qu’il a quitté. Que reste-t-il? Une série de draperies et de postures tout à fait désagréables en ce qu’elles renvoient les socialistes nupiens (en fait, les socialistes soucieux de la démocratie interne et de la discipline de parti) dans un espace de perdition qui s’apparenterait à une espèce de chaos anti-républicain extrémiste et dangereux. Pour les signataires de ce texte, toute confrontation d’idées, toute opposition frontale à l’ordre établi, toute remise en cause des institutions que nous avons contribué à fonder, relève d’une dangereuse « hystérisation » de la vie publique. Dans ce même registre pénible, on relèvera cette façon de brandir sans cesse cette affirmation identitaire, « Nous, républicains de gauche », qui semble exclure tous ceux qui ne souscriraient pas à l’appel. Mais moi aussi, cher Bernard, je suis républicain, et de gauche!
Autre revendication identitaire sur laquelle se rejoignent les signataires: la social-démocratie. Les sociaux-démocrates, c’est eux! Pardon, mais permettez qu’on en parle! Comme le souligne fort justement Fabien Escalona dans l’article qu’il consacre au sujet dans L’Histoire globale des socialismes, le terme même de social-démocratie est tellement « lourd d’équivoques », qu’il mériterait bien qu’on s’assoit tous ensemble autour d’une table pour en réactualiser la définition qu’on lui donne 2. Ce sujet justifierait à lui seul la rédaction d’un manifeste constructif et utile que beaucoup seraient prêts à signer.
Quand l’auteur du manifeste évoque « le vide laissé par la social-démocratie et les humanistes de gauche », deux catégories dans lesquelles manifestement il se range, on s’attend à ce qu’il fasse au minimum acte de contrition, qu’il essaye d’analyser les causes de l’échec auquel il a nécessairement pris part, et qu’il en tire quelque enseignement à partager. On se prend même à espérer que son manifeste propose une définition de cette social-démocratie dont il fait le constat de sa faillite. Mais non. Ce qu’il propose en fait, c’est de continuer comme avant, c’est-à-dire, si l’on comprend bien, comme du temps de François Hollande. Il s’agit de naviguer « en nuances », sans faire de vagues, sans confrontations ni clivage, en épousant l’air du temps et en donnant aux citoyens ce qu’ils veulent: de la justice, du progrès, de la sécurité, de l’éducation, de la santé (mais qui ne voudrait pas de tout ça se demande-t-on?). Pour lui, toute contestation frontale de l’ordre établi, toute remise en question des institutions que nous avons contribué à créer, tout clivage relève d’une « hystérisation » du débat public.
Injurieux, Bernard Cazeneuve accuse le Parti socialiste d’être « toutouisé » par la LFI mais il ne se voit pas, lui, en toutouisé de l’ordre mondial que nous voulons transformer (si, si). Cette interview qu’il donne au Journal du Dimanche nous dit beaucoup de lui. Il est notamment frappant qu’il avoue se sentir dominé par Jean-Luc Mélenchon 3, un sentiment que n’éprouvent pourtant pas les nombreux socialistes qui ont souscrit à l’accord de la Nupes. Quelles sont d’ailleurs les preuves d’une quelconque soumission du Parti socialiste aux Insoumis (c’est drôle, ça, soumis aux insoumis…)? Il n’en donne évidemment pas. Sans même mesurer la portée d’une telle accusation, le manifeste affirme également de manière totalement gratuite que les signataires socialistes de l’accord Nupes ont perdu leur boussole, celle qui indique le chemin vers les valeurs immarcescibles de la gauche. Mais aurait-il accusé François Mitterrand d’avoir perdu sa boussole lorsque le Parti socialiste signait dans les années soixante-dix un programme commun autrement plus engageant avec un Parti communiste autrement plus structuré, majoritaire, clivant et menaçant que la LFI d’aujourd’hui? Cela n’est pas sérieux, de même que n’est pas digne de lui cette manière relevant d’un populisme qu’il prétend abhorrer d’agiter la peur par la multiplication de formules dramatiques telles que « la société française fait face à un risque de dislocation » ou « la démocratie représentative est en danger ». Une manière de crier au loup en sachant parfaitement que le mouton, jusqu’à la toute fin de l’histoire, ignore que c’est le berger qui le mange… Et avec ça, il se permet de donner des leçons de sincérité en distribuant des prix de cynisme à tous ses anciens camarades qui continuent de se battre dans ce qu’il nomme, avec une inélégance qu’on ne lui connaissait pas, « la marmite à daube ».
Mais Bernard Cazeneuve — dangereux péché d’orgueil? — est au-dessus de tout ça. Il est en quête de surplomb, de transcendance. D’ailleurs cette éventuelle histoire de refondation de la social-démocratie ne le concerne pas. Il en fait l’aveu de manière assez désarmante dans le JDD lorsque lui est posée la question de son rôle éventuel dans cet hypothétique chantier: « Je ne remplis pas un rôle, je sers une cause, la même depuis que je me suis engagé dans la vie publique: la République. » Cette réponse témoigne de la vraie nature de son engagement, au service d’une cause qui transcende toutes les autres… Certains se contentent paresseusement d’invoquer « l’intérêt général », lui, c’est plus chic et plus gaullien, préfère la République dont il se pose en gardien olympien. Encore un petit effort, et on arrive au ni droite ni gauche de sinistre mémoire! Finalement, ce qu’il cherche à installer, après avoir quitté le Parti socialiste, c’est une nouvelle dialectique au sein du logiciel macroniste. Puisque l’hypercentre a gagné la partie, installons-nous dans l’hypercentre, et renvoyons tout le reste aux extrêmes! L’épouvantail Mélenchon lui est du coup bien utile. Après s’être marginalisé en refusant un accord d’union de la gauche et des écologistes dont les résultats aux dernières législatives ont démontré la pertinence de manière irréfutable, Bernard Cazeneuve a le culot de dénoncer, contre l’évidence même, « un rétrécissement de la gauche à ses franges ». Le seul rétrécissement de la gauche que l’on puisse observer est celui, assez minime finalement, dont il est la cause.
Alors que le prochain congrès du Parti socialiste se prépare, cette « gesticulation » a les airs d’une motion en préparation. Camarades, avant de signer, n’oubliez pas de lire!
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1- Une allusion ici à tous ces camarades qui s’effrayent à l’idée de réinterroger le sens du mot « socialisme » et, par là-même, le sens et la portée de leur engagement.
2- « Il est vertigineux d’observer que des militants révolutionnaires comme Rosa Luxembourg ou Lénine ont pu se reconnaître dans la social-démocratie avant 1914, alors que certains titres de presse ont qualifié de sociale-démocrate la politique de l’offre revendiquée par François Hollande en 2014. » —Fabien Escalona, « Histoire globale des socialismes, XIXe – XXIe siècle », page 576 (sous la direction de Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan, Stéphanie Roza, 2021, ed. Puf)
3- Dans l’interview qu’il donne au JDD, il affirme en fait que « la gauche » — lui inclus, en déduit-on — « est sous la domination de Jean-Luc Mélenchon ».