[Lundi 10 octobre 2022] Il faudra plusieurs années sans doute pour mesurer l’impact qu’aura eu un penseur comme Bruno Latour sur notre manière de faire de la politique. Décédé ce samedi à l’âge de 75 ans, ce philosophe, anthropologue et sociologue spécialiste des sciences et des techniques aura sans aucun doute contribué, ces dernières années, à éveiller les consciences sur les mutations considérables qu’est en train de vivre l’humanité, et dont nous sommes les contemporains en même temps que les témoins impuissants. Il faut regarder la formidable série d’entretiens réalisée par le journaliste Nicolas Truong et diffusée depuis ce dimanche sur www.arte.tv pour en prendre la mesure et réaliser à quel point, toutes les convulsions qui agitent nos sociétés en général, et notre petit monde politique en particulier, sont directement liées à notre façon de percevoir — très mal — ce qui se joue sous nos yeux avec la question climatique.
Les grands bouleversements sont parfois aussi simples que le mouvement que fait un dormeur pour se retourner dans son lit.
Paul Veyne, cité par Nicolas Truong dans « Entretien avec Bruno Latour » Arte/ Le Monde
Le grand talent d’un scientifique comme Bruno Latour est d’arriver à nous rendre visible et intelligible ce que nous ne faisons que pressentir confusément, sans parvenir à en tirer les enseignements qu’il faudrait. Son hypothèse de départ, telle qu’il l’a formule dans l’essai Où atterrir? publié en 2017 en réaction à l’élection de Donald Trump, se résume à cette formule: « On ne comprend rien aux positions politiques depuis cinquante ans, si l’on ne donne pas la place centrale à la question climatique et à sa dénégation »1. Au coeur de sa réflexion et de sa quête, il y a cette question toute simple qu’il formule à nouveau dans la série d’entretiens donnés à Nicolas Truong: « Comment se fait-il qu’une civilisation entière affrontée à une menace qu’elle connaît parfaitement ne réagit pas? »
« L’hypothèse est que l’on ne comprend rien aux positions politiques depuis cinquante ans, si l’on ne donne pas la place centrale à la question du climat et à sa dénégation. »
— Où atterrir?, page 10
Il y a tout d’abord ce fait que bien que la majorité d’entre nous ait à peu près compris que nous étions en train de changer de monde (et qu’une part plus faible ait intégré que nous avions déjà définitivement basculé), il est particulièrement difficile de nommer ce qui a changé et, de ce fait, quasiment impossible d’en tirer une leçon, un enseignement qui nous ouvrirait un nouvel horizon. Pour Bruno Latour, ce grand changement se situe d’abord dans la manière dont nous percevons métaphysiquement le monde et dans la manière dont nous nous percevons dans ce monde. Nous sommes passés d’un monde constitué pour nous d’objets n’ayant pas de puissance d’agir, mais obéissant à des lois que la science découvre, un monde où la subjectivité ne relève pas du réel, à un monde constitué de choses vivantes, qui interagissent constamment et, ce faisant, créent et modifient perpétuellement leur environnement.
L’Homme qui se voyait comme un voyageur de l’Univers, s’en allant dans l’espace pour mieux s’observer de loin, conquérant les planètes tout en mettant la Nature à son service, découvre d’un coup d’un seul qu’il n’est en réalité rien de plus qu’un organisme confiné dans ce que les scientifiques appellent « la zone critique« , cette très, très mince couche qui entoure le globe terrestre, dont l’équilibre gazeux est le fruit de milliards d’années d’interactions du vivant qui, comme l’a démontré le chimiste britannique inventeur de la science du système Terre James Lovelock, fabrique ses propres conditions d’existence, et sur laquelle l’Homme exerce désormais une influence destructrice si considérable qu’elle le conduit à sa perte. Le paradoxe de l’époque est que, sachant parfaitement cela, il continue néanmoins de fonctionner comme s’il était dans son monde d’avant, celui qu’il se représentait sous la forme d’une mécanique bien huilée obéissant à des « lois de la Nature » dont il pensait qu’il se rendrait maître.
Pour Bruno Latour, la chute du mur de Berlin en 1989 est le symbole du grand ratage de l’Humanité avec le virage qu’elle aurait pu prendre pour s’emparer de la question climatique. Au lieu de cela, la vague d’enthousiasme suscitée par ce qui était perçue comme la victoire du libéralisme sur le communisme a précipité l’accélération de « la grande accélération », ce concept lié à l’anthropocène pour désigner l’augmentation exponentielle des impacts des activités humaines sur la biosphère. « Ce moment où l’on pouvait agir sur la question écologique est aussi le moment du déni maximum de cette question » note Bruno Latour qui, en 1989 pensait déjà sûrement l’idée émise en 1994 d’instaurer un « parlement des choses », non pas pour donner la parole aux objets non-humains, mais pour créer un lieu du conflit, du désaccord, de la controverse, de la discussion par la voix des scientifiques, sur des sujets — l’impact des choses sur nous-mêmes et notre environnement — qui nous échappent totalement. Trois ans après la chute du mur, l’Organisation des Nations Unies lançait à Rio la première conférence sur le climat. Il y en a eu plus de 20 aujourd’hui qui, il faut le constater, n’ont guère fait bouger les lignes libérales d’un iota. Devant le journaliste Nicolas Truong qui l’interroge, le scientifique se demande à quoi à bien pu servir ce XXe siècle qui, de bout en bout, a constamment dénié la situation dans laquelle il se trouvait… Une interrogation qui devrait ébranler toute personne prétendant s’intéresser un tant soit peu à la politique.
La leçon et le message qu’il nous lègue, c’est que nous ne devons jamais cesser de nous questionner, d’interroger et de mettre à l’épreuve le sens des mots que nous continuons d’employer pour nommer des choses qui, elles, changent de nature. Alors même que les socialistes s’interrogent sur ce qu’ils sont, et se disputent pour savoir jusqu’où il est acceptable d’être « de gauche », il y a urgence à lire Bruno Latour dont les travaux s’adressent très directement au politique. Par le biais du questionnement qui chez lui est une méthode de réappropriation, de reprise de contrôle sur des événements qui nous échappent dangereusement, et qui est une méthode aussi d’élaboration de politiques du concret et du local, mais aussi en nous invitant à décrire le plus précisément possible ce qui nous entoure. On peut encore s’amuser à répondre au questionnaire diffusé pendant le confinement pour « aider au discernement » au moyen de « l’auto-description ». C’est la même méthode qu’il a mise en oeuvre au cours des ateliers « Où atterrir? » organisés un peu partout en France pour inviter les citoyens à s’emparer du questionnement.
Il y a également chez Bruno Latour, une critique du socialisme sur laquelle nous devrions nous pencher, ne serait-ce que pour examiner d’un peu plus près ce qu’il veut dire lorsqu’il parle d’une nouvelle lutte des classes qui ne sont plus « sociales » mais « géo-sociales », ou lorsqu’il dit que le vecteur droite-gauche n’est aujourd’hui plus pertinent et devrait être remplacé par un vecteur modernes-terrestres, les modernes étant ceux qui pensent qu’il y a séparation entre nature et culture. Avant de réfléchir au sens que nous mettons derrière le mot « progrès », il nous faut l’écouter parler du modernisme et des modernes. « Les modernes, dit-il, c’est un mot d’ordre, une organisation du sens de l’histoire. Nous avançons, il y a devant nous un front de modernisation, et tout ce qu’il y a derrière, c’est l’archaïsme. » Il y a là une mécanique, une injonction implacable: on n’échappe pas à la modernisation. Et lui, inlassablement d’interroger: « Qu’est-ce que vous espérez obtenir quand vous dites modernisez-vous? Aujourd’hui, dit-il, on peut dire qu’on en a fini avec la modernité. C’était une parenthèse, un moment de l’histoire qui est fini. Moderne a été un mot d’ordre qui a organisé le front de modernisation dont nous nous apercevons en ce moment que c’est un front de destruction. Et c’est fini. La parenthèse est refermée. Elle met longtemps à se refermer mais on sent bien que beaucoup de gens sont d’accord pour dire qu’on ne va pas continuer à moderniser la planète, et que si on la modernise, on la rend inhabitable et invivable pour les humains. »
Si l’on veut être un tant soit peu sérieux et, à la fin, crédibles, il nous faudra rapidement mettre toutes ces questions sur le tapis, dans nos partis, nos fédérations et nos sections, mais aussi sur nos places publiques et dans nos rues. Comment réinvestir notre bagage socialiste si considérable, comment adapter aux nouveaux enjeux que la situation que nous avons créée nous impose, cette formidable culture qui s’est bâtie dans un contexte éminemment productiviste, sur une vision d’une humanité surplombant la Nature? « S’ils ne parviennent pas à changer de cartes, les partis de gauche ressembleront à des buis attaqués par la pyrale: il ne restera d’eux qu’un nuage de poussières bonnes à brûler », écrit-il, page 83, dans son essai Où atterrir?
Bruno Latour est mort. Il nous revient de faire pousser les graines qu’il a semées. La tâche s’annonce infiniment rude mais tellement exaltante.
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1- Où atterrir? Comment s’orienter en politique, Bruno Latour, ed. La Découverte