Laïcité: le malentendu permanent
Laïcité: le malentendu permanent

Laïcité: le malentendu permanent

Il ne se passe plus un mois, un événement, un débat, sans que le principe de laïcité soit mis sur la table avec des intentions troubles quand elles ne sont pas carrément mauvaises. Systématiquement, une bonne dose de mauvaise foi et de confusion sont injectées dans les dialogues, faisant de cet instrument de paix et de liberté un instrument de conflit. Affligeant et dangereux…

Lundi 26 septembre 2022, 20 heures, le dessinateur Riss, patron de Charlie Hebdo est interrogé dans l’émission A Voix nue, sur France Culture. La journaliste lui demande: « Quelle est votre définition de la laïcité? » C’est drôle, ça, comme formulation. Il y aurait donc tant de définitions possibles de la laïcité que chacun pourrait avoir la sienne? Une grande radio nationale comme France Culture induit et véhicule cette idée que la laïcité est un principe à ce point vague et élastique qu’il puisse être étirable et adaptable à la conception que chacun en aurait? Je me mets à la place de l’interrogé. On ne lui demande pas de dire quelle est la définition de la laïcité, mais de dire la sienne. Il y a dans la question ainsi posée une attente, un espoir implicite que la réponse soit singulière. Nous sommes là, en direct à la radio, les témoins de ce que le long et patient travail de sape des ennemis de ce principe républicain produit comme effets de confusion sur les inconscients. 117 ans après son inscription dans la loi, il est donc parfaitement intégré que la laïcité est un objet interprétable à volonté, dont la définition peut relever de l’appréciation individuelle de chacun. Si nous en sommes là, c’est qu’indéniablement des points ont été marqués par le camp d’en face. Et cela explique aussi l’augmentation du nombre des fois où le mot est posé sur la table pour être malmené en tous sens.

Comment se fait-il en effet qu’un concept aussi cristallin que celui de laïcité puisse donner lieu à autant de controverses, d’échanges de coups et de tirage de cheveux en place publique? En périodes électorales notamment, les conflits sur le sujet deviennent électriques: les uns accusent les autres d’utiliser la laïcité comme d’une arme anti-musulmans; les autres accusent les uns de s’abriter derrière elle pour donner libre cours à leur complaisance envers l’islam radical; chacun invoque la pureté de son républicanisme, tous s’étripent sur les limites de son périmètre d’application. Plusieurs éléments imparables permettraient pourtant de couper court à toute tentative d’instrumentalisation de la laïcité à des fins de basse politique. Le premier est la définition qu’en donne très simplement le dictionnaire. Laïcité: Conception et organisation de la société fondée sur la séparation de l’Église et de l’État et qui exclut les Églises de l’exercice de tout pouvoir politique ou administratif, et, en particulier, de l’organisation de l’enseignement.1

Le deuxième argument, bien plus percutant, s’adresse à ceux qui veulent faire de la laïcité un rempart contre leurs peurs et leurs détestations: il rappelle une chose toute simple mais qui n’est pourtant jamais dite, c’est que la laïcité telle qu’elle est définie dans la fameuse loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, n’est pas quelque chose qui empêche, mais quelque chose qui permet. Ce n’est pas un principe qui interdit, mais un principe qui autorise. Dès lors, vouloir mêler la laïcité à la lutte contre l’islam radical ou à une lutte contre quelque autre religion dans sa version fanatique ou radicale relève du contresens. La laïcité ne saurait être une arme pour empêcher tout croyant de quelque religion que ce soit de plonger dans la radicalité et l’extrémisme pour la bonne et très simple raison que c’est précisément elle, la laïcité, qui permet à chacun, dans son espace privé, de pratiquer la religion de son choix, de céder aux croyances qu’il souhaite, fussent-elles absconses, farfelues ou extrêmes, à condition que cela ne trouble pas l’ordre public ni ne contrevienne aux lois de la République.

La laïcité n’est pas quelque chose qui empêche, mais quelque chose qui permet. Ce n’est pas un principe qui interdit, mais un principe qui autorise…

La seule chose contre laquelle la laïcité fasse barrage de manière intransigeante (et jusqu’à ce jour efficace), c’est l’immixtion de la religion dans la gestion des affaires communes. C’est pour cela qu’il est interdit à tout fonctionnaire ou personnel au service de la collectivité d’arborer dans le cadre de l’exercice de sa mission de service public, tout signe religieux et de se livrer à quelque prêche ou prosélytisme que ce soit. La condition d’un vivre ensemble harmonieux entre personnes aux convictions différentes, c’est qu’aucun de celles et ceux qui sont en charge du commun ne puisse être identifié à une chapelle particulière, hors la chapelle commune, celle que l’on nomme « République ». Dans la rue, dans les espaces publics, tout citoyen a en revanche la liberté d’arborer dans sa vie de tous les jours les signes que sa religion lui impose sans qu’il puisse lui en être fait reproche. Cette liberté de croire est d’ailleurs protégé par la loi de 1905 qui, dans son article 31, punit d’amende (15 000 €) et de prison (un an d’emprisonnement) ceux qui « par menaces contre un individu ont agi en vue de le déterminer à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte ». Ce sont des règles simplissimes et que tout le monde peut comprendre. Dès lors, on voit bien que le simple fait de s’interroger pour savoir si la maman musulmane peut ou non garder son voile pendant le temps de la sortie scolaire, ou s’il ne conviendrait pas d’interdire le port du burkini dans des lieux publics de baignade, relève d’une tentation de revenir sur le grand principe de liberté qui fonde le concept de laïcité depuis sa création.

La grandeur du principe de laïcité et par là-même, la grandeur de la République qui l’a inscrit dans sa constitution, est justement de permettre à celui qui pense différemment de moi, qui pense contre moi parfois, de pouvoir penser librement. Dire, écrire cela, ce n’est pas faire preuve de complaisance envers les extrémismes religieux qu’il faut au contraire combattre sans relâche. Mais la laïcité n’est pas un outil pour cela. Les lois de la République ne manquent pas d’instruments pour lutter contre l’abus de faiblesse, l’exploitation, les atteintes à la personne, la violence et autres joyeusetés dont peuvent se rendre coupables les extrémistes de tous poils.

Il est juste idiot de vouloir mêler le principe de laïcité à ces combats par ailleurs légitimes et justifiés. Idiot ou… malveillant. Car souvent ceux qui le font ont derrière la tête l’idée de vouloir revenir sournoisement sur un principe tellement simple et entier qu’il est quasiment impossible à tordre. Ceux qui s’y essayent emploient toujours les mêmes subterfuges pour faire accroire qu’il y aurait plusieurs formes de laïcité, ou plusieurs degrés dans la manière de l’appliquer. Pendant longtemps (et sans doute toujours encore), on aimait bien parler chez les catholiques de « laïcité à la française », histoire de la réduire au rang d’un exotisme marginal ou à une forme parmi d’autres possibles. On n’hésitait pas non plus, dans des élans de paranoïa fort bien maîtrisée, à brandir le terme de « laïcisme » pour instiller le doute sur l’existence possible (ou plutôt pour affirmer l’existence certaine) d’une laïcité extrémiste dont l’objectif serait l’extinction de toutes les religions… (dénigrez votre ennemi, il en restera toujours quelque chose).

Le fait est pourtant — et admettons que c’est rageant pour ceux qui la combatte — que la laïcité est comme la République: une et indivisible. Elle a pour but, répétons-le une fois encore, de permettre et non d’empêcher. Elle s’applique entièrement ou pas du tout, et certainement pas par degrés ou paliers. Elle s’exerce surtout sur un périmètre très bien défini et parfaitement circonscrit: celui de l’Etat et de ses services publics. La volonté exprimée ici ou là de modifier ce périmètre, que ce soit pour l’étendre ou pour le restreindre, ne relève pas du meilleur esprit républicain. On voit bien d’ailleurs combien le débat se cristallise sans le dire sur ces questions de périmètre. L’entourloupe de la part de ceux qui souhaitent étendre les périmètres de la neutralité obligée aux espaces publics est de se faire passer pour des super champions de la laïcité. Or, rogner sur les espaces de liberté individuelle, c’est affaiblir le principe même qui a été pensé pour garantir et protéger ces libertés. Le simple fait de vouloir protéger cette laïcité-là peut vous valoir aujourd’hui d’être traité d’ennemi de la République ou « d’islamo-gauchiste ». Ce genre de mot-valise qu’affectionne tout particulièrement l’extrême-droite pour leur pouvoir détonnant salit la bouche de ceux qui l’emploient, parfois de bonne foi, souvent sans y mettre de sens précis, toujours pour disqualifier, écraser, faire taire, empêcher de penser.

Un certain nombre de réactions suscitées par le mouvement des femmes iraniennes contre l’oppression dont elles sont victimes offrent un bel éventail des raccourcis et des malentendus que ce genre de biais entraîne. Dire aujourd’hui, au nom de la défense du principe de laïcité, que l’on ne doit pas interdire aux femmes qui le souhaitent de porter un voile, c’est se retrouver instantanément accusé d’être complice d’une forme d’oppression patriarcale des femmes, et de faire preuve de complaisance avec les formes les plus oppressives de l’Islam radical. A l’opposé de ce que font toutes les dictatures, permettre à chacun d’exprimer ce qu’il est dans l’espace public, c’est donner de la meilleure manière qui soit une chance à la lumière d’éclairer les victimes de tous les obscurantismes. Se battre pour faire savoir à toute femme de France, voilée ou non, qu’elle a, dans ce pays, la liberté de choisir pour elle-même, et que les lois de la République la protègeront contre tous ceux qui voudraient la soumettre contre son gré, se battre pour que notre police et notre justice fassent un usage efficace de ces lois, se battre pour faire connaître les vertus de la tolérance, se battre pour que les lieux dévolus à l’enseignement et à l’éducation soient des sanctuaires de mixité sociale absolument préservés, voilà ce à quoi nous devrions collectivement dépenser notre énergie plutôt que de hurler avec les loups pour stigmatiser une partie de nos concitoyens dont nous ne partageons pas les convictions religieuses.

Il est sans doute utile de rappeler ici que le principe de laïcité a d’abord germé à l’école, quand les lois Jules Ferry de 1882 l’ont introduit en annulant les dispositions de la loi Guizot qui, en pleine « Monarchie de Juillet », rendait obligatoire en 1833 l’instruction morale et religieuse à l’école. La loi Ferry a donné, elle, aux écoliers, un jour de repos supplémentaire, en plus du dimanche, « pour permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse en dehors des édifices scolaires ». On voit combien cette mesure a contribué à préparer les esprits pour cette loi de 1905 qui, 23 ans plus tard, plaçait la liberté de conscience sous la protection de la République en garantissant « le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». La laïcité est un instrument au service de l’ordre public en même temps qu’un garant de nos libertés. Avant de brandir le mot à tort et à travers, il n’est pas inutile, pour éviter d’en faire un mauvais usage, de se le rappeler.

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1- Définition du dictionnaire Larousse en ligne

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