Pour un nouveau pacte avec la Terre: réflexions sur ce que pourrait être une politique agricole socialiste
Pour un nouveau pacte avec la Terre: réflexions sur ce que pourrait être une politique agricole socialiste

Pour un nouveau pacte avec la Terre: réflexions sur ce que pourrait être une politique agricole socialiste

Terre agricole, dans le département du Gers. ©LaForgeSocialiste

Les derniers événements autour des projets de bassines de Sainte-Solines sont révélateurs d’un problème bien plus vaste que celui que peut poser, localement, la mise en place d’un système de captation des eaux au profit d’un petit groupe d’agriculteurs. L’extraordinaire déploiement préventif de forces de police — des hélicoptères, plus de 1600 gendarmes, des véhicules de toutes sortes — dont on peut se demander s’il n’est pas à l’origine des violences qui s’ensuivirent naturellement nous dit autre chose. Cette réaction d’apparence disproportionnée de l’appareil d’Etat nous dit qu’il y a là, derrière cette question ponctuelle et localisée des bassines de Sainte-Soline, un sujet plus vaste et plus sérieux qui justifie pleinement que l’Etat mobilise d’importants moyens de force. Car ce qui est contesté à Sainte-Soline, c’est certes un projet de création de réserves d’eau, mais c’est surtout un modèle de production agricole mondialisée qui, on l’a vu ailleurs, ne souffre aucune contestation et n’hésitera pas à se défendre par la force et par les armes s’il le faut pour assurer sa pérennité.

La question climatique n’a pas fini d’exacerber la remise en cause de notre modèle agricole. Alors qu’il est désormais de plus en plus clairement et scientifiquement établi que ce modèle porte une responsabilité écrasante dans le réchauffement climatique, sa remise en cause qui n’était jusqu’alors que le fait d’une petite minorité, commence aujourd’hui à se généraliser. La bataille s’annonce néanmoins longue et difficile. Mais avant toute chose, contre quoi, et contre qui se bat-on? De quel « système » ou modèle parlons-nous? Peut-on réformer notre modèle agricole en restant dans le cercle établi d’une production industrialisée et mondialisée, ou devrons-nous briser ce cercle et en redessiner un autre?

Parlons d’abord du système. En moins de cent ans, nos méthodes de production ont dramatiquement appauvri les sols, pollué l’air et l’eau, fait disparaître plus de la moitié des espèces d’insectes et d’oiseaux, contribué à des déforestations massives.

Il est touchant d’entendre des responsables syndicaux agricoles tel Henri Biès-Péré, responsable du numérique à la FNSEA, évacuer la question en expliquant benoîtement sur France Culture qu’il ne peut y avoir aujourd’hui « d’agriculture sans agroécologie, c’est-à-dire une agriculture qui respecte l’environnement tout autant qu’elle est économiquement viable et qu’elle respecte les standards sociaux de notre pays ». Il a l’air totalement sincère et défend avec ardeur cette voie qui consiste à prolonger la trajectoire productiviste en utilisant toutes les armes du progrès. C’est d’ailleurs la stratégie que propose l’AgriTech vantée par le Gouvernement qui cherche, comme on peut le lire ici, à « marier le savoir-faire agricole français à la puissance de la French Tech ». Julien Denormandie, lorsqu’il était ministre de l’Agriculture, n’hésitait pas à affirmer que nous n’avons pas d’autre choix que de croire en ce progrès-là. Notre salut, selon lui, est dans le numérique, la robotique et la génétique, les trois mamelles de sa « troisième révolution agricole » qui n’est que la continuation des deux premières, et dont le seul credo est, toujours et encore, de produire plus.

Tout cela témoigne du fait que nous sommes encore dramatiquement prisonniers de cette croyance que le progrès, encore une fois, va nous sauver. Mais à y regarder de près, le progrès auquel on s’accroche ici ne nous propose pas de changer le système, mais bien de le prolonger par tous les moyens possibles. La méthode mise en oeuvre actuellement, et qui, en attendant mieux, ne vise en fait qu’à acheter du temps, s’appelle l’optimisation. Le but est de faire appel à toutes les technologies possibles pour n’avoir à utiliser que la juste quantité de chimie nécessaire pour éradiquer le bon puceron, au bon endroit et au bon moment, pour n’avoir à donner que la stricte quantité d’eau dont la plante ou la bête a besoin au moment où elle a soif, pour n’avoir à brûler que l’indispensable quantité de pétrole dont les machines ont besoin pour assurer le juste fonctionnement de l’usine en plein champ, pour réduire, toujours et encore, les coûts de production. Tout cela n’a évidemment rien de révolutionnaire. Il s’agit ni plus ni moins que de prolonger ce que l’on a appelé en son temps la « révolution verte », opération magistralement exécutée par les Américains pour prendre le contrôle du leadership mondial par la mainmise du marché sur la ressource alimentaire.

Il existe une aimable légende sur la Révolution verte qui consiste à expliquer que les miracles de la mécanisation généralisée, des progrès de la chimie, et des fulgurances de la génétique ont permis de « nourrir la planète » en soutenant l’extravagante explosion démographique de l’espèce humaine. Il y a une version moins « fun » de l’histoire et que l’on n’entend pas souvent racontée. C’est celle des sombres manigances des fondations Ford et Rockefeller qui, au détour des années quarante, ont imaginé une machinerie infernale destinée avant toute chose à faire barrage au grand fléau de l’époque: le communisme.

La Révolution verte, une machine à mettre le monde en coupe réglée

L’agriculture mondialisée que nous connaissons aujourd’hui est tout entière construite sur une duperie initiale baptisée à la fin des années soixante « Révolution verte », conçue et mise en œuvre par des champions toutes catégories du storytelling qui ont masqué leurs intentions réelles derrière une histoire tellement belle et bien ficelée que l’humanité tout entière n’a eu d’autre choix que de l’acheter telle quelle. Dans les années 1940, les têtes pensantes de la fondation Rockefeller mettent leur nez dans la réforme agraire que le Mexique  — qui les a sollicitées — appelle de ses vœux. C’est alors qu’un miracle se produit : l’arme absolue dont rêvent les Américains pour neutraliser le fléau de tous les fléaux, ce péril rouge qui hante leurs nuits, vient d’apparaître sous leurs yeux. Les capitalistes libéraux viennent de trouver la martingale pour faire barrage à l’expansion du communisme, cet empêcheur de s’en mettre plein les fouilles: faire miroiter, et mieux encore faire toucher du doigt, le rêve d’une abondance illimitée !

« Notre thèse est que la révolution verte mérite d’être qualifiée d’instrument (global) de gouvernement [Lascoumes et Le Galès, 2005], car elle a refaçonné les politiques agricoles et alimentaires d’un grand nombre de pays dans le sens d’un projet politique mondial porté par les fondations philanthropiques américaines, celui d’inscrire les paysanneries du Sud dans une chaîne de dépendances, économiques et culturelles, à l’égard des industries (agro-industrielles et pétrolières) et des institutions académiques du Nord » expliquent Lise Cornilleau et Pierre-Benoît Joly dans le passionnant chapitre qu’ils ont écrit en 2014 dans un ouvrage collectif consacré au « gouvernement des technosciences » 1.

On peut très brièvement résumer les choses ainsi : le problème des Mexicains est simple et plutôt classique. Pour soutenir ses efforts d’industrialisation, le Mexique a besoin d’une main d’œuvre qu’il voudrait bien prélever dans ses campagnes. Mais s’il fait cela, sa production agricole va baisser, ce qui va déséquilibrer son système économique. La solution est donc d’augmenter la productivité agricole pour que moins de paysans produisent plus de nourriture. En 1943, les rêves agraires du président Avila Camacho et des caciques de la fondation Rockefeller2 donnent naissance au « bureau des études spéciales » (Special Studies Office), une officine préfigurant le Centre international d’amélioration du maïs et du blé. Là, généticiens et spécialistes des plantes ont la mission de mettre au point des nouvelles variétés de blés et de maïs à haut rendement. La mécanique qui se met en place, et qui va se développer par la suite en surfant sur les immenses besoins de reconstruction d’après-guerre, est simple, et d’une efficacité redoutable.

  1. Je crée à l’aide du génie génétique un nouvel hybride de plante capable de produire plus. L’hybride, c’est un truc très chouette parce qu’on ne peut pas récupérer sa graine pour la replanter soi-même. Donc, s’il veut la replanter l’année suivante, le paysan devra la racheter. Comme c’est moi qui l’ai créé, j’ai évidemment déposé un brevet qui fait de moi son propriétaire (premier rouage de la machine à cash).
  2. Cet hybride, je le conçois de préférence de telle sorte qu’il soit sensible à tout un tas d’insectes et de maladies. Pour qu’il pousse bien, il faudra donc lui appliquer tout un tas de traitements que le paysan va devoir m’acheter (deuxième rouage de la machine à cash).
  3. Comme je vais diminuer le nombre de mes paysans, je vais augmenter les surfaces à cultiver. Il va donc falloir des machines qui coûtent très cher. Ça c’est vachement bien parce que tous les petits qui n’auront pas accès au crédit vont dégager vers les usines et les villes, et tous ceux qui vont pouvoir emprunter vont se trouver enchaînés par la dette. Le marché dans sa grande sagesse fera le reste en s’assurant que le paysan gagne peu (troisième rouage de la machine à cash). La grosse machine c’est aussi très bien parce que ça détruit le sol bien comme il faut : pour compenser, il faudra donc ajouter pleins d’engrais divers que le paysan devra acheter aussi (quatrième rouage de la machine à cash).
  4. Pour emballer tout ça, j’invente ce que d’aucuns ont qualifié d’« artefact inattaquable»3 : la faim dans le monde. Ça c’est très pratique comme raccourci, parce que tout le monde sait ce que c’est que la faim, et tout le monde sait que pour calmer la faim… il faut de la nourriture ! Si on a faim dans le monde, c’est bien parce qu’il n’y a pas assez à manger. Donc, CQFD, il faut produire plus ! Vaste fumisterie là encore puisqu’il n’y a pas « une » faim dans le monde, mais « des » faims dont les causes diverses et variées ne se trouvent pas dans un manque de ressources à l’échelle mondiale mais plutôt dans la manière dont on les partage, ou pas. Si l’on considère la manière dont est organisé le non-partage et le fait que l’on ne détruit pas loin de la moitié de ce que l’on produit, on a encore une sacrée marge avant de pouvoir invoquer de manière crédible un quelconque manque de productivité…

Avec cette combinaison redoutable, nos amis américains ont enfin « la » solution pour faire barrage au communisme partout où il menace de s’installer. Les pays d’Europe ravagés par la deuxième guerre mondiale sont un excellent premier terrain de jeu. Les conditions sont d’autant plus optimales qu’il faut reconvertir rapidement l’appareil industriel de guerre qui va avoir beaucoup moins de chars et de véhicules à fournir. Les Américains aident massivement les paysans français (mais pas qu’eux) à s’équiper en tracteurs (notamment en finançant le carburant dans l’année qui suit l’achat).

Dans les années soixante, la fondation Rockefeller et la fondation Ford se donnent la main pour appliquer la même recette au riz dans les pays asiatiques. Certains ont pu parler à ce propos d’un exemple parfaitement réussi de « colonisation à distance »4. Derrière la promotion qu’elle fait de sa très louable intention d’éradiquer la faim dans le Monde, la fondation Rockefeller a surtout le projet, comme l’écrivent Lise Cornilleau et Pierre-Benoît Joly dans leur article cité plus haut, « d’inscrire la paysannerie du Sud dans une chaîne de dépendances à l’égard des industries agro-industrielles et pétrolières du Nord ». Peu à peu, cette pensée s’applique à tous les domaines de production. Un modèle mondialisé est né, et aujourd’hui, c’est l’ensemble de la paysannerie mondiale qui est tenue en laisse.

Désormais le paysan ne produit plus pour sa communauté villageoise, urbaine ou régionale : il produit pour « nourrir la planète ». Vaste blague, là encore, qui consiste à remplacer un mot par un autre : car le paysan de l’ère industrielle capitaliste n’a pas vocation à « nourrir la planète » mais à « nourrir le marché », ce qui est très sensiblement différent. L’impérieuse nécessité n’est pas de produire de la nourriture de qualité, c’est de produire de l’argent. L’argent n’est méprisable que lorsqu’il cesse d’être un moyen pour devenir une fin. Nous sommes en plein dans le dévoiement de la chrématistique dénoncé par Aristote. Un phénomène que l’on peut notamment observer dans ces grands groupes coopératifs qui, tournant le dos à l’esprit de solidarité qui guidait leurs pères fondateurs, préfèrent aujourd’hui thésauriser et boursicoter plutôt que de redistribuer. Si vous vous sortez de l’idée que l’agriculture sert à produire de la nourriture mais que le vrai but qui lui est assigné est de produire de l’argent, si vous saisissez que le moyen est devenu la fin, votre pensée s’éclaire et vous comprenez d’un coup la raison de toutes les dérives insensées dont nous sommes les témoins — et maintenant les victimes —aussi effarés qu’impuissants. Les élevages monstrueux, les serres où l’on cultive sans terre, les herbivores que l’on nourrit avec les restes de leurs congénères, et ces cohortes de paysans que l’on a enchaînés à un système hautement mortifère dont ils ne peuvent se défaire.

Paradoxalement, c’est cette méthode d’intensification à outrance de la productivité agricole qui est la cause de l’explosion démographique insensée qui a fait doubler la population de la planète en cinquante ans. C’est cette même explosion démographique qui fait dire aujourd’hui aux thuriféraires de la croissance à tout prix qu’il nous faut encore et toujours produire plus. Et quand on n’invoque pas la faim dans le monde, quand on ne passe pas par la cause de l’explosion démographique, on se débrouille toujours pour trouver une bonne raison. Ainsi, pour pousser la troisième révolution agricole qu’il appelait de ses voeux, le ministre de l’Agriculture Denormandie avait-il le culot d’invoquer une cause environnementale pour pousser à augmenter les cadences : si les agriculteurs français doivent encore et toujours produire plus, c’est désormais dans le but de réduire nos importations! Pour sortir du maelström, il n’y aura pas d’autre voie que de briser ce cercle mortifère.

Qu’est-ce que les socialistes pourraient bien avoir à proposer qui soit à la fois totalement socialiste et totalement novateur?

La plupart des problèmes auxquels nous sommes confrontés sont connus. L’un d’entre eux, qui n’est pas des moindres et nous occupe ici, est celui de notre relation à la terre et au sol. La plupart des solutions à nos problèmes en général, et à celui-ci en particulier, sont connues également, et ce depuis de nombreuses années5. Leur mise en œuvre ne relève pas de l’utopie mais repose sur notre capacité à lever les obstacles qui s’y opposent. Car disons-le tout net: on vous ment braves gens, on vous ment depuis longtemps ! On vous ment quand on vous dit qu’on ne peut cultiver sans chimie ni labours. On vous ment quand on vous dit que le paysan près de chez vous doit produire plus pour « nourrir la planète ». On vous ment quand on vous affirme qu’hors le marché mondial, il n’y a point de salut. On vous endort avec des mots comme « productivité »,  « bio », « marché » et j’en passe, qui n’ont pas toujours le sens que vous croyez.

Dans ce contexte, que pourrait être une politique agricole socialiste? Qu’est-ce que les socialistes pourraient bien avoir à proposer qui soit à la fois totalement socialiste et totalement novateur? La première ambition d’un projet socialiste pourrait-être de libérer les esclaves du système, à savoir les agriculteurs eux-mêmes, dont la grande masse n’a aucune possibilité de choix ni même son mot à dire. Dans le système actuel, ils sont les vaches à traire: ils plantent ce qu’on leur dit de planter, de la manière qu’on leur dit, avec les produits qu’on leur prescrit, au prix qu’on leur impose, avec les outils qu’on les force à acheter. Pour libérer les agriculteurs, il faut commencer par leur rendre leurs savoirs, et toutes les semences qu’on leur a confisquées (il est communément admis qu’une petite poignée de multinationales est aujourd’hui propriétaire de la quasi-totalité du vivant).

Mais pour les libérer, eux, il faudra nous libérer d’abord, nous, collectivement, d’une façon de penser l’agriculture conditionnée par notre relation intime à la Terre, en tant qu’elle est et constitue, dans une vision totalement anthropocentrée de l’univers, notre « environnement ». Depuis dix mille ans qu’il cultive, l’Homme entretient une relation ambigüe à la Terre. Le geste initial, celui du laboureur, est une violence. Volontiers érotisé pour en faire un acte d’ensemencement quasi-sexuel, l’acte du labour n’est rien d’autre qu’une violence exercée contre un assemblage organique et minéral dont on méconnaît généralement la mécanique subtile, la faune et la flore microscopiques, pour le soumettre à la volonté du semeur. En lisant les Géorgiques, le traité d’agriculture de Virgile écrit en 37 avant JC, on comprend toutefois que nos ancêtres, grâce à une cosmologie puissante, abordaient néanmoins le sujet avec humilité, avec le souci du respect des rythmes de la Nature, ce qui en atténuait considérablement la portée en termes de conséquences. En à peine un siècle, l’explosion exponentielle de la puissance du laboureur dopée au pétrole, en même temps que les avancées de la chimie, de la biologie, de la génétique, ont fait tomber toutes les barrières et ont précipité la catastrophe. L’asservissement s’est aggravé en même temps que les sols s’épuisaient et que les grands équilibres de la Nature étaient profondément bouleversés pour aboutir à la situation que nous connaissons aujourd’hui, et qui menace notre survie.

Des voies alternatives existent pourtant, qui rompent avec la relation prédatrice que l’Homme entretient avec son environnement et que l’on croit, à tort, indissociable de notre condition terrestre au prétexte que c’est elle qui a prévalu majoritairement depuis les premiers âges. A l’instar de nombreuses sociétés humaines qui ont réussi, à des échelles certes réduites, à développer une relation holistique avec la Nature, nombreux sont ceux qui expérimentent avec succès des méthodes de culture qui rompent totalement avec le cercle infernal machines, pétrole, semences hybrides et génétiquement modifiées, intrants chimiques, guerre aux insectes, etc. Ces voix-là qui sont celles — pour ne citer qu’eux — de Bill Mollison et David Holmgren, inventeurs de la permaculture, d’Albert Howard, père de l’agriculture biologique, de Masanobu Fukuoka, concepteur d’une méthode d’agriculture naturelle, ont été constamment marginalisées, décrédibilisées. Et l’on comprend rapidement pourquoi quand on réalise que ces paysans naturalistes obtiennent des résultats tout à fait spectaculaires en se passant totalement des services de la chimie et en réduisant drastiquement leurs dépenses d’énergie. Ces solutions-là font peser une menace très concrète sur un complexe agro-industriel dont on peut penser qu’il n’est pas dans ses plans de se saborder, ni même de se réformer profondément.

Sans vouloir dramatiser à outrance, on peut se dire que la situation générale nous invite à penser hors des clous, c’est-à-dire en dehors de la matrice décrite plus haut et dans laquelle est enfermé le système économique mondialisé. Si l’on voulait être en accord avec nos idéaux et nos valeurs originelles, une politique agricole socialiste devrait prendre la forme d’une contre-révolution verte qui, non content de s’attacher à déconstruire ce que Fabian Scheidler appelle « la mégamachine » 6, viserait à confier à l’agriculteur des fonctions médiatrices entre l’Humanité et la Nature, afin de réintégrer (ou d’intégrer tout court) la première dans la seconde. Cela pourrait efficacement contribuer à faire basculer notre société industrielle vers une société écologique. Car comme le dit fort justement Matthieu Calame dans son ouvrage Enraciner l’agriculture 7, « tout comme l’agriculture industrielle est consubstantielle de la société industrielle, une agriculture écologique ne peut se développer en dehors d’une société écologique. Un changement de société de grande ampleur sera donc la condition de son avènement ». Il y a urgence à définir ce que doit être le « socialisme écologique » qu’Olivier Faure appelle de ses voeux. Et il ne serait pas du tout déplacé de structurer ce socialisme écologique autour de la question agricole. Car ces deux sujets dépendent étroitement de l’idée que nous nous faisons de la place de l’Homme dans l’univers, de la place que nous nous donnons dans, au dehors, ou au-dessus de la Nature. Tout projet politique qui prétendrait à un minimum de crédibilité devra, quoi qu’il arrive désormais, passer par la signature d’un nouveau pacte avec la Terre.


[1] « Le Gouvernement des technosciences, gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945 », sous la direction de Dominique Pestre. Ed. La Découverte. 2014

[2] Toujours prête à aider, cette charmante institution née en 1913 pour redorer le blason des Rockefeller terni par les scandales de la Standard Oil s’est donnée pour mission d’améliorer le sort du monde en finançant la recherche scientifique. Elle s’est notamment beaucoup passionnée pour l’eugénisme et la génétique…

[3] Lire à ce propos Lise Cornilleau et Pierre-Benoît Joly. « 5. La révolution verte, un instrument de gouvernement de la « faim dans le monde ». Une histoire de la recherche agricole internationale », Dominique Pestre éd., Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945. La Découverte, 2014, pp. 171-201.

[4] Cf note précédente

[5] On pourrait citer une myriade d’ouvrages et de références concernant des méthodes de production en dehors du système agro-chimique, à commencer par le « Testament agricole » d’Albert Howard ou « La Révolution d’un seul brin de paille » de Masanobu Fukuoka.

[6] « La fin de la mégamachine, sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement », Fabian Scheidler, Ed. Seuil, 2020.

[7] « Enraciner l’agriculture, société et systèmes agricoles, du Néolithique à l’Anthropocène », Matthieu Calame, Ed. Puf, 2020.

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