De Lasséran dans le Gers, à Ramallah en Cisjordanie: « Ainsi se transmet l’espoir, ainsi fleurit la paix »
De Lasséran dans le Gers, à Ramallah en Cisjordanie: « Ainsi se transmet l’espoir, ainsi fleurit la paix »

De Lasséran dans le Gers, à Ramallah en Cisjordanie: « Ainsi se transmet l’espoir, ainsi fleurit la paix »

Peut-on encore parler de ce qui se passe en Palestine et faire mine de désapprouver sans risquer de se retrouver en garde à vue? Peut-on compatir aux souffrances d’un peuple littéralement pillé et écrasé sans risquer une accusation d’antisémitisme en bonne et due forme suivie d’un déchiquetage en règle sur les réseaux sociaux? Où que l’on se tourne, la question palestinienne ne suscite que réactions épidermiques, avis imbéciles et commentaires outranciers. Comme s’il était devenu interdit de penser cette question, de tenter d’y mettre de la raison et de l’examiner avec calme.

Aussi la soirée organisée le 27 avril dernier dans le petit village de Lasséran par le Collectif gersois pour une paix durable entre Israéliens et Palestiniens ne manquait-elle pas d’audace. Grâce à l’engagement de son maire, Michel Soriano, Lasséran est membre depuis plusieurs années maintenant de l’association française des communes pour la paix, une branche du réseau international créé par les maires d’Hiroshima et Nagasaki. Depuis des années, le maire et son conseil municipal ne manquent pas une occasion de porter un message résolument pacifiste.

Ce soir-là, une petite centaine de personnes se retrouvent dans la salle des fêtes pour y entendre une lecture de textes sur la paix par des comédiens amateurs de la compagnie du Griot blanc, mais surtout pour participer à une rencontre en direct avec un jeune Palestinien, professeur de musique à Ramallah, en Cisjordanie. Violoncelliste elle-même, Susan Edward, une Anglaise installée depuis plus de vingt ans dans le Gers, explique la situation. Pendant cinq ans, dans le cadre d’un projet d’éducation musicale pour jeunes Palestiniens de la Fondation Barenboïm-Saïd dirigée par le pianiste et chef d’orchestre Israélien Daniel Barenboïm, elle a enseigné le violoncelle à Ramallah. Faris Amin fut son élève. Désormais, il enseigne à son tour dans sa ville ainsi qu’à Bethléem. Contact a été pris. Et le voilà assis devant nous, son instrument entre les jambes, prêt à répondre aux questions et à jouer, en alternance avec son ancienne professeure, une pièce de Bach.

La musique est toujours venue au secours des victimes de la guerre. On peut se souvenir de ce violoncelle de fortune conservé au Musée de la musique à Paris, grossièrement taillé dans une caisse de munitions par des poilus de la Grande Guerre pour un de leurs camarades, Maurice Maréchal, plus tard devenu un musicien de renom. Il y eut aussi en 1995 cette initiative du Neue Slowenische Kunst, groupe d’artistes fondateur de l’Etat philosophique du NSK, organisant des concerts sous les bombes pendant le siège de Sarajevo. On pourrait encore évoquer l’image de Karim Wasfi jouant de son violoncelle, en 2015 à Bagdad, sur les lieux d’un attentat meurtrier, ou citer l’exemple de Vera Lytovchenko, violoniste ukrainienne jouant en 2022, dans l’abri anti-bombes de la cave de son immeuble, à Kharkiv, alors que la ville est bombardée par les Russes… S’impose enfin, encore et toujours, le souvenir saisissant de Mstislav Rostropovitch improvisant, le 11 novembre 1989 au pied du mur de Berlin en train d’être mis à bas, un inoubliable concert de violoncelle.

L’instrument à cordes, de toute évidence, se prête bien à l’exercice. Son aspect anthropomorphe qui fait que celui qui en joue, simultanément l’embrasse; sa sonorité chaude, vibrante et grave, qui exprime aussi bien la plainte qu’elle apporte le réconfort; sa taille imposante, qui en fait immanquablement un objet incongru au milieu du chaos; tout cela fait du violoncelle le meilleur instrument pour apaiser les cœurs blessés et les âmes tourmentées.

Ce soir-là, donc, on discute en présence des ventres de bois sagement posés en attendant d’être joués. L’échange est modeste en même temps que pudique. Faris Amin ne parle pas français. Il est seul et timide face à son écran. Villageois et amis, nous sommes largement plus de cinquante à lui faire face, à plusieurs milliers de kilomètres de distance. Il dit sa surprise quand il découvre que nous sommes dans une petite commune rurale de moins de 400 âmes alors qu’il s’était attendu à échanger avec les habitants d’un grand centre urbain. Comment vit-il? Quel est son quotidien? Que se passe-t-il à Ramallah? Il dit la peur, il dit les arrestations, l’incertitude, l’arbitraire, la tension permanente, la fatigue. On ne rentre pas dans les détails politiques, mais on comprend vite l’inextricable complexité en même temps qu’au bout du fatalisme, la tentation toujours présente du désespoir.

Puis vient la musique. Je regrette de n’avoir pas demandé les raisons du choix de ces deux extraits joués à rebours de la Suite no 2 pour violoncelle seul de Jean-Sebastien Bach. Susan Edward jouera en premier la sarabande, Faris Amin prendra le relais avec le prélude. Il y a dans cette suite-là une gravité particulière. L’auteur canadien Eric Siblin l’a soulignée dans le livre qu’il a consacré aux six suites de Bach pour violoncelle seul 1. Il l’attribue à la tristesse dont aurait été envahi Jean-Sébastien Bach après le décès, le 7 juillet 1720 alors qu’il est absent, de sa première femme Maria Barbara. « Les dernières mesures de ce prélude pourraient décrire Bach rentrant chez lui, le coeur battant, ses pressentiments cédant à la panique. Que s’est-il passé ? Où est-elle ? », écrit Siblin. Si cette interprétation reste une conjecture qui n’a jamais été réellement démontrée, on peut difficilement s’empêcher de percevoir entre les notes qui s’enchaînent l’ombre triste de la mort qui passe. La piètre qualité du son amplifié de l’ordinateur traduit la fragilité de l’instant. L’émotion est palpable. La salle se lève pour applaudir longuement. Sur l’écran, il se lève aussi pour saluer. Il est ému, presque gêné. Il se joue là, en cet instant, quelque chose d’extraordinairement simple : la transmission, grâce au vecteur universel de la musique, d’un courant de fraternité. On est loin, très loin, des torrents d’invectives et d’indignations qui, pendant que flottent encore les notes de Bach, continuent de se déverser, sans relâche et à jet continu, sur nos réseaux sociaux et dans nos médias.

Modeste et discrète, cette initiative-là échappe à toute instrumentalisation. Elle n’aura pas, non plus, contribué à électriser le débat sur quelque plateforme que ce soit. Sans doute son caractère performatif lui donne-t-il sa vraie dimension subversive. On dit le mot « paix », et la paix advient, là, tout de suite, parmi tous ceux qui sont rassemblés. Il y a là comme un bras d’honneur adressé à tous les vengeurs, redresseurs de torts, et autres diseurs de vérités définitives: « On vous emmerde, les amis, on vous emmerde. Nous, ici, tout de suite, on fait la paix, et on en jouit! » Ainsi ce soir-là a-t-on appris que parmi les choses que l’on peut faire, en toute modestie et grâce aux progrès des outils de communication qui mettent chaque recoin de la planète à portée de Zoom, il y donc celle-ci: parler, en direct et sans publicité, aux assiégés du Monde entier. Ainsi se transmet l’espoir, ainsi fleurit la paix.

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1- « Suites pour violoncelle seul, en quête d’un chef-d’oeuvre », Eric Siblin, ed. Fides, 2013 (pour l’instant indisponible)

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