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Le dernier livre de l’économiste grec Yanis Varoufakis dresse un sombre tableau de l’époque livrée aux affres d’un terrifiant féodalisme. Il propose aussi de réjouissantes portes de sortie par la voie d’un socialisme réinventé. Un autre monde est possible, et ça va mieux en le disant.
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La lecture du dernier livre de Yanis Varoufakis dont la traduction vient de paraître aux éditions Les Liens qui libèrent (LLL)1 donne un méchant coup de pied à l’idée que l’on se fait du monde comme il va, définitivement et irrémédiablement dominé, croit-on, par le capitalisme, gangrené par l’avidité, la course au profit et le délirium de la croissance infinie. Et bien non. Il y a, figurez-vous, peut-être pire que cela. Le capitalisme, notre ennemi historique, notre raison de combattre, n’est plus aux commandes. Il est lui-même asservi, pompé, essoré, pris dans les rets de plus diaboliquement retors que lui: une nouvelle féodalité mille fois plus puissante que celle qui sévissait et réglait le monde au Moyen Âge. Ce nouvel ordre mondial, Yanis Varoufakis le nomme « techno-féodalisme ». Il l’explique dans un langage clair et un style enlevé, en faisant preuve à chaque instant de pédagogie pour expliquer et faire comprendre au néophyte ce que sont les notions de capital, de profit, de rente, de plus-value, de dette, de marché, de classe, etc., toutes choses indispensables à connaître pour comprendre le monde dans lequel on vit.
La domination par le cloud./ illustration générée par IA
Dans un régime féodal du Moyen Âge, le seigneur possède la terre et tout ce qui se trouve dessus, ce qui l’autorise à prélever une rente sur tout ce qui s’y produit et lui permet de se créer tout un réseau d’obligés en accordant à ses vassaux territoires, duchés et comtés divers sur lesquels ils peuvent vivre à leur tour de la rente foncière, non sans avoir transmis sa part au suzerain. Tout en bas, il y a le serf qui échange sa force de travail contre la protection que lui offre le seigneur (qui, ne le perdons pas de vue, est lui-même une menace, pour ne pas dire la première de toutes les menaces).
Dans le régime techno-féodal qui est en train d’éclore sous nos yeux pas encore complètement dessillés, le vrai pouvoir ne découle pas de la possession foncière (et pas non plus de la possession des moyens de production). Les nouveaux seigneurs du XXIe siècle sont ceux qui possèdent cette chose à la fois immatérielle et très concrète que l’on appelle le « cloud », le « nuage », un joli nom métaphorique qui désigne ce gigantesque réseau permettant aux ordinateurs de communiquer entre eux, à l’aide d’algorithmes toujours plus sophistiqués et plus puissants. Qui possède une part de ce cloud, devenu en quelques années à peine le passage obligé de toute relation économique, possède le pouvoir exorbitant de mettre en coupe réglée l’intégralité des échanges qui s’y opèrent. Et c’est bien ce que font les Google, Amazon, et compagnies qui ont réussi à vassaliser l’ensemble du système capitaliste et financier en s’assurant, en quelque sorte, la maîtrise du ciel (le cloud) mondial.
Pour continuer à produire et à vendre, le capitaliste n’a d’autre choix que celui de se soumettre à la rente que lui imposent les maîtres du cloud. Tout en bas, il y a les serfs (ou plutôt les techno-serfs ainsi que les nomme Varoufakis), c’est-à-dire vous, nous, qui travaillons gratuitement (tout en n’étant pas conscients de travailler) pour produire du contenu qui alimente les réseaux sociaux et les myriades de plateformes vidéo, audio, photo, qui travaillons aussi en commentant, cliquant, donnant des avis sur tout, distribuant des notes, faisant nos courses et, au final, en « offrant » des heures durant toute notre attention au système. Les outils dont disposent les maîtres du cloud, au premier rang desquels figure désormais l’intelligence artificielle, leur permettent d’exercer un contrôle constant sur nos vies, nos moeurs, nos désirs, nos opinions qu’ils peuvent influencer et modeler à loisir. Ils leur donnent aussi le pouvoir d’extraire sans se fatiguer la plus-value produite dans le secteur capitaliste.
Dans son dernier livre, l’ancien ministre de l’économie de la Grèce, Yanis Varoufakis, décrit les mécanismes d’un retour à une forme de féodalité qui supplante aujourd’hui le capitalisme.
La description que Yanis Varoufakis fait du système Amazon montre combien la notion même de marché est en train de devenir obsolète. « Aller sur Amazon.com c’est sortir du capitalisme, écrit-il, page 126 de son livre. Malgré les nombreuses opérations de vente et d’achat qui y ont cours, vous entrez dans un monde qui ne peut même pas être considéré comme un marché, pas même un marché numérique. » Et d’expliquer comment « l’algorithme de Jeff »2, qui prélève bien évidemment son pourcentage sur chaque vente, a surtout la capacité d’isoler chaque acheteur et chaque vendeur, d’apprendre de nos goûts et préférences, de les influencer si besoin pour pouvoir les satisfaire en choisissant, à notre place, les vendeurs les plus appropriés, le tout étant évidemment destiné à servir prioritairement ses intérêts de rentabilité propres. Finie la fameuse « main invisible du marché » régulatrice des cours en fonction de l’offre et de la demande. Tout est désormais sous le contrôle du seigneur qui prend sa dîme tout en se chargeant, pour son plus grand bénéfice, d’entretenir et d’accroître notre soif de consommation.
Tout cela serait parfaitement désespérant si l’auteur ne proposait pas quelques pistes crédibles pour pouvoir caresser l’espoir de sortir un jour du cauchemar. La première étape consiste évidemment, pour les gens de gauche élevés au lait marxiste, à faire le deuil d’une théorie qui postulait l’avènement d’une société socialiste sur les cendres de la société capitaliste qu’elle devait nécessairement finir par remplacer. Marx, pour qui « le féodalisme, entendu au sens le plus large, est le règne animal de l’esprit »3, n’a pas théorisé le retour d’un féodalisme qui ne détruirait pas le capitalisme mais parviendrait à l’asservir, infligeant par là même la double peine du servage aux classes prolétaires déjà exploitées par le capital. En un court chapitre, il explique aussi pourquoi la social-démocratie n’a aucune chance de pouvoir brider le techno-féodalisme comme elle a pu le faire pendant quelques années avec le capitalisme industriel, jusqu’à ce que, définitivement plombée par ses « arrangements » successifs avec la grande finance, elle ne devienne totalement inopérante. Il n’y a, de toute évidence, absolument rien à attendre de ce côté-là.4
Face à ce qu’il convient d’appeler un nouveau paradigme, Yanis Varoufakis fait preuve d’une rafraîchissante radicalité en tentant « une proposition de système alternatif convaincante, qui combinerait propriété collective des moyens de production, liberté individuelle, innovation, progrès technologique et démocratie authentique ». Il s’agit pour lui de dire « quelles politiques seraient mises en oeuvre en matière de production, de distribution, d’innovation, d’usage des terres, de logement, de stratégie monétaire et de réglementation des prix dans une société où la terre et le capital seraient socialisés, y compris au sein de sa variante algorithmique reposant sur le cloud et alimentée par l’IA »5.
Cette proposition, il l’a détaillée dans un roman paru en 2020 chez l’éditeur londonien The Bodley Head et non encore traduit en français: Another Now: Dispatches from an Alternative Present (Un autre maintenant, dépêches en provenance d’un présent alternatif). Il en fait ici un résumé rapide: démocratiser les entreprises (un salarié, une action et une voix au conseil d’administration), démocratiser la monnaie (entre autres choses, un compte pour chacun à la banque centrale crédité chaque mois d’un dividende universel), faire de la terre comme du cloud des « communs », ce qui passe nécessairement par « une révolution du cloud pour destituer le techno-féodalisme ». Il y a là de toute évidence matière à penser un nouveau socialisme, non plus seulement centré sur l’objectif relégué sur un second front de remplacer le système capitaliste mais plutôt sur celui, devenu extrêmement prioritaire, de dézinguer cette féodalité qui nous transforme tous en serfs, et dont on n’a pas fini de mesurer tous les effets délétères présents et à venir.
La bataille promet d’être âpre. Comme le souligne Varoufakis, « le techno-féodalisme érige de sérieux obstacles, inédits, pour prévenir toute mobilisation à son encontre. Mais, ajoute-t-il aussitôt, il confère également une puissance nouvelle à celles et ceux qui osent rêver d’une alliance pour le renverser »6. Le livre s’achève sur cet appel, directement emprunté à la fameuse conclusion du manifeste du Parti communiste de 18487 : « Techno-serfs, vassales et vassaux des cloudalistes8 et techno-prolos de tous les pays, unissez-vous! »
Comme dirait l’autre, y a plus qu’à!
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1- « Les Nouveaux Serfs de l’économie », Yanis Varoufakis, ed. Les Liens qui Libèrent, septembre 2024. 350 pages/ 24,90€
2- Jeff Bezos, patron d’Amazon
3- « Pour le dire comme Homère, les cadres de la social-démocratie étaient devenus les Lotophages du moment. A trop faire bombance, ils devinrent intellectuellement lâches et moralement complices des pratiques de financiarisation. » Yanis Varoufakis in « Les Nouveaux Serfs de l’économie », p. 248 (Ndlr— les Lotophages sont ce peuple mentionné dans l’Odyssée d’Homère et qui se nourrit de Lotus, une plante qui fait oublier à ceux qui en mangent qui ils sont et d’où ils viennent).
4- Karl Marx dans « Débats sur la loi relative aux vols de bois » (1842), cité par Ludolf Kuchenbuch dans « Marx et le féodalisme. Sur le développement du concept de féodalisme dans l’œuvre de Karl Marx » in L’Atelier du Centre de recherches historiques, revue électronique du CRH (OpenEdition)
5- In « Les Nouveaux Serfs de l’économie », p. 263
6- Ibid., p. 283
7- « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », formule de Karl Marx et Friedrich Engels figurant dans la conclusion du Manifeste du Parti communiste de 1848.
8- Cloudalistes: néologisme forgé par l’auteur pour désigner les propriétaires du cloud