
Zourab Tsereteli (au centre) dans les rues de Condom, le 19 juin 2010.
Dans la nuit du 21 au 22 avril dernier, le peintre et sculpteur russe Zourab Konstantinovitch Tsereteli s’est éteint dans son sommeil. Il avait 91 ans et vivait dans sa confortable datcha de Peredelkino, un complexe près de Moscou connu sous le nom de « ville des écrivains », conçu sous l’ère soviétique pour permettre aux auteurs adoubés par le régime de créer sereinement et confortablement. Architecte, peintre, sculpteur, Zourab Tsereteli aura connu une vie d’apparatchik, naviguant dans les plus hautes sphères du pouvoir, de l’URSS communiste à la Russie expansionniste de Poutine. Couvert de titres1 et de gloire dans son pays où le pouvoir n’hésite pas à le comparer à Chagall ou à Picasso, il a eu pendant des années à travers le monde occidental un rôle intriguant d’ambassadeur, ou plutôt d’agent d’influence de son pays en offrant à tour de bras ses sculptures monumentales en bronze, cadeaux souvent encombrants, parfois même embarrassants au point que certains ici ou là se sont crus obligés de les refuser poliment.
Il y a quinze ans, en 2010 2, cet homme étonnant à bien des points de vue, était venu dans le Gers pour conclure une opération qui reste à ce jour nimbée d’un nuage d’étrangeté : le don d’une sculpture monumentale représentant les trois mousquetaires et d’Artagnan au duc Aymeri de Montesquiou qui en faisait don à son tour et dans le même mouvement, à la commune de Condom. Ce 19 juin 2010, il avait donc débarqué au château de Marsan, demeure de celui qui était encore sénateur du Gers, accompagné d’une haute personnalité dont le statut diplomatique d’ancien ambassadeur de Géorgie en France semblait avoir autorisé l’Etat Français à se charger du transport de la délégation par la mise à disposition d’un véhicule et d’un chauffeur obligeamment fournis par la préfecture du Gers. Le but de la visite était de se rendre dans la ville de Condom pour décider, avec l’artiste et le maire, de l’emplacement de l’œuvre. Ce jour-là, j’étais présent, et avais noté dans mes carnets tous les détails de cette journée particulière en compagnie de deux dinosaures qui avaient su traverser la chute de l’Union soviétique en conservant leurs places aux plus hautes fonctions qui étaient les leur.
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Château de Marsan, 19 juin 2010. — Zourab Tsereteli n’a pas grand-chose à dire. La plupart du temps, il reste silencieux. Parfois, il lâche quelques mots en géorgien ou en russe, généralement sans adresser un regard à son interlocuteur. Souvent, il regarde l’heure sur sa montre Bell and Ross, modèle BR01-92, or rose et carbone (6900 € prix catalogue). Il l’a laissée réglée sur l’heure de Moscou et se débrouille, en plein milieu du déjeuner, pour faire une blague en simulant l’affolement devant le retard que nous aurions pris sur l’horaire. Une belle occasion d’exhiber l’énorme cadran carré qui indique 15 heures alors qu’il n’est que 13 heures à l’horloge comtoise de la cuisine. Il est arrivé au château à midi pile à bord d’une voiture avec chauffeur mise à disposition par le préfet du Gers. Denis Conus a fait savoir combien il était désolé de ne pas pouvoir être de la partie. Il est retenu à Paris mais aurait, dit-il, adoré approcher de près cet artiste on ne peut plus controversé, que l’on dit proche de Vladimir Poutine et de tous les pouvoirs pro-russes de l’ancien bloc soviétique. Petit, rond et court, il ne fait pas nécessairement ses 76 ans. Vêtu d’un blouson noir et d’un pantalon blanc dont une poche arrière est brodée d’or, il a l’allure d’un de ces yachtmen que l’on croise à Cannes ou à Antibes. A sa main droite, une énorme bague déborde très largement de la première phalange de son annulaire. Une obsidienne oblongue lourdement sertie d’or. On se demande combien ça pèse et surtout, ce que cela contient car à l’évidence, cette bague est une boîte à strychnine dont la contenance a dû être étudiée pour pouvoir décimer un bataillon entier de mongols enragés. Au cou de Zourab pend également une paire de chaînes en métal précieux qui donnent tout son sens à l’expression « valoir son pesant d’or ». A bord du monospace préfectoral, il y a aussi Gotcha Tchogovadzé, ancien ambassadeur de Géorgie en France à la belle prestance diplomatique, le petit-fils du sculpteur, un post-ado grassouillet-mal-dans-sa-peau qui raconte être en train de faire ses études à New York, et deux sbires aux mines patibulaires dont on nous dit que l’un est architecte et l’autre photographe-caméraman. La mission de ce dernier est d’enregistrer les moindres faits et gestes du génie. Ce dont il s’acquitte, tout virevoltant, filmant chaque instant d’une main, photographiant de l’autre. Pourquoi est-on là ?
Zourab, l’immense Zourab, peintre, sculpteur, président de l’académie des arts de Russie, a fait un généreux cadeau au sénateur duc Aymeri de Montesquiou, descendant par quelques branches aussi latérales que biscornues du célèbre d’Artagnan, capitaine des mousquetaires du Roi et héros de roman. De sa campagne du Gers ou de son très chic domicile parisien, le sénateur (qui ne l’est plus aujourd’hui) perpétue l’esprit de l’ancêtre et se prévaut d’un titre de capitaine de la compagnie des mousquetaires de l’armagnac, une coterie qui adoube chaque année riches et puissants, les couvrant d’une cape, frappant leurs épaules du plat d’une épée et leur faisant promettre à leur tour de faire honneur aux valeurs de la Gascogne et à l’esprit des mousquetaires. Le cadeau est une sculpture en bronze qui représente d’Artagnan, Portos, Athos et Aramis, les quatre héros du roman d’Alexandre Dumas, « Les Trois Mousquetaires ». Les personnages mesurent 2,30 de haut. Ils sont réunis en arc-de-cercle et entrecroisent les lames de leurs épées à la manière du rituel décrit par Dumas autour de la formule « Un pour tous, tous pour un ». Ce qui frappe à première vue lorsqu’on découvre l’objet, c’est son caractère disons à la fois brutaliste post-soviétique mou dans la forme et violemment d’Epinal dans l’intention. La figure des mousquetaires semble tout droit sortie d’une illustration des années soixante et l’on verrait bien cette forme convenue trôner dans un parc d’attraction américain. Cette « forme ». Le mot est juste. Comme on pourrait le dire du chocolat saisonnier « en forme » de lapin de Pâques, de Saint-Nicolas ou de Père Noël, nous avons là une impressionnante quantité de bronze « en forme » de mousquetaires. Mais qui donc a bien pu sculpter cette chose ? se demande-t-on en découvrant un peu plus tard les mains de Zourab. Blanches et potelées, les ongles bien taillés, elles ne sont pas celles d’un sculpteur dont la peau serait calleuse à force de se frotter à la terre ou de tailler la pierre. Aujourd’hui en tout cas, on ne verra pas l’œuvre, enfermée quelque part dans un camion. Le bronze qui était exposé à Paris où il fut visité par le premier ministre Vladimir Poutine vient d’arriver dans le département. Le duc a décidé d’en faire cadeau à son tour à la ville de Condom qui accueille chaque année le chapitre de la compagnie des Mousquetaires de l’armagnac. Cette propension contagieuse au don sans contre-don étonne.
Zourab Konstantinovitch est venu car il veut participer au choix de l’emplacement réservé à sa sculpture. Ce jour de pluie battante, un samedi du mois de juin, le duc accueille ses invités dans le hall du château familial, à Marsan. Aymeri de Montesquiou fait faire le tour du vestibule, décrivant les tableaux aux murs, racontant une ou deux anecdotes concernant les lieux, puis il entraîne le petit groupe dans une enfilade de salons. La façade est en travaux et toutes les fenêtres ont été occultées. C’est donc dans la pénombre et à la lueur des lampes que l’on a allumées comme si nous étions le soir que nous traversons une enfilade de pièces richement meublées. Des enchevêtrements de canapés, de tapis, de tentures, de bibliothèques, de bibelots et de boiseries. On s’attarde devant des œuvres d’art et des tableaux, portrait d’ancêtres signé Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun, buste de l’arrière-grand-mère réalisé par Rodin, portrait d’un glorieux aïeul, militaire qui reçut l’ordre un jour de détruire Genève et ne put s’y résoudre. Zourab regarde, écoute les explications qu’on lui traduit, adresse quelques signes du regard semblant signifier qu’il a compris ou qu’il est intéressé. Au nom de Rodin prononcé en passant devant le buste de l’arrière-grand-mère, il se détache du groupe et s’approche en marmottant un mystérieux « voï voï voï voï voï » qui trahit sans doute l’émergence d’une émotion dont on peine à déterminer la nature exacte. Zourab est rond, Zourab est lisse, Zourab le plus souvent se tait.

A Condom, le 19 juin 2010. Au centre, de gauche à droite, le maire de Condom, Bernard Gallardo, le duc Aymeri de Montesquiou, Zourab Tsereteli, Gotcha Tchogovadzé.
Le déjeuner est servi dans la cuisine. Le lieu contraste avec le reste de la demeure. « C’est la pièce la plus ancienne de la maison et il est de tradition que nous y recevions » se plaît à raconter le duc. Les murs sont tellement noircis de fumée que la pièce en est toute sombre. Les couches de suie semblent s’être accumulées pendant des siècles. Aux murs pendent des collections d’ustensiles en cuivre qui renforcent l’aspect vieillot des lieux. La cheminée que l’on a allumée continue de tanner les murs et d’embrumer l’atmosphère si bien qu’il faut quelques minutes d’acclimatation pendant lesquelles les yeux brûlent et la gorge s’assèche. Notre hôte cabotine. Il exhibe une photo de lui en compagnie du commandant Massoud, quelques jours à peine avant que ce dernier soit tué dans un attentat suicide, le 9 septembre 2001. Il va chercher des photos de son ancienne équipe de rugby, fait jouer ses invités à « devinez où je suis ». Zourab et sa troupe écoutent, regardent, font des sourires polis. Le duc tente quelques blagues, se demande en montrant les affiches de ses anciennes campagnes politiques qui recouvrent les murs s’il ne souffrirait pas du même culte de la personnalité que Staline, un autre Géorgien devenu mondialement célèbre au XXe siècle pour quelques hauts faits d’armes et une litanie de massacres, déportations et abominations diverses perpétrées contre son propre peuple… L’ambassadeur traduit, le sculpteur sourit sans se départir de son air indifférent.
L’ambiance se réchauffe lorsque le descendant de d’Artagnan envoie chercher l’épée du comte de Troisvilles, alias comte de Tréville dans le roman de Dumas. On ne saurait dire si l’intérêt que montre soudain Zourab Tsereteli peut être qualifié d’émotion. Sans se lever de sa chaise, il prend l’arme dans sa main, la soupèse, la brandit à bout de bras. Son ami Gotcha veut la toucher aussi. On regarde la poignée qui brinquebale, on passe avec respect son doigt sur la lame rouillée dont le fil est ébréché en plusieurs endroits. Personne ne dit mot ni ne pose de question sur l’objet. Comment est-il là ? Est-on vraiment sûr qu’il s’agit bien de la véritable épée du véritable comte de Troisvilles ? Combien cette arme a-t-elle embroché de huguenots (de Troisvilles a tout de même fait le siège de La Rochelle) ? Autant de questions qui me brûleraient les lèvres si j’avais été moi-même passionné par les mousquetaires et si l’on m’avait fait l’honneur de me tendre l’objet. Le photographe-caméraman fixe ces instants à travers ses multiples objectifs. Comme d’Artagnan, le capitaine-lieutenant des mousquetaires comte de Troisvilles fait partie des personnages ayant réellement existé qu’Alexandre Dumas a intégré dans sa saga des Trois Mousquetaires. « Ce roman est extrêmement populaire dans toute la Russie et dans toutes les anciennes républiques soviétiques » raconte Gotcha. « Moi-même, dit-il, j’avais pris l’habitude d’en lire un chapitre entier chaque fois que je devais passer un examen à l’école car je pensais que cela me portait bonheur. Je peux dire que je l’ai connu par cœur ! » Les yeux de Gotcha brillent lorsqu’il cite les noms des personnages et les replace dans le temps du roman.
Il faut croire sur parole l’ambassadeur quand il explique que la passion est la même chez Zourab. Ce dernier mange avec application et se mêle à peine de la conversation. Lorsque les propos de son hôte lui sont traduits, il ne daigne pas lever la tête. Il répond d’une formule ou d’un geste et se contente la plupart du temps de n’avoir pas l’air concerné. L’entrée est une salade énorme, parsemée de gésiers confits et surmontée d’une épaisse tranche de foie gras. Suit une cuisse de canard confit entourée de pommes de terre luisantes. Le tout est arrosé d’un solide vin de Saint-Mont. L’ambassadeur est prolixe. C’est un homme charmant qui porte un costume de prix dont la qualité de l’étoffe contraste avec l’apparence de ses chaussures. Il a été le premier ambassadeur de Géorgie en France. Il a occupé cette fonction pendant dix ans, de 1994 à 2004. Avant, il dirigeait l’université polytechnique de Géorgie, à Tbilissi. Aujourd’hui, il y a conservé une chaire et poursuit ses recherches sur les systèmes d’information. Il est aussi chargé de mission auprès de l’Unesco. La conversation roule sur des banalités concernant la culture géorgienne et la grandeur de l’âme russe. L’ambassadeur, qui fut un proche d’Edouard Chevardnadze, est intarissable sur la Russie éternelle et la nécessité qu’ont ses voisins d’apprendre à vivre sous son aile.
Vous savez, tout n’était pas noir pendant l’époque soviétique…
Gotcha Tchogovadzé
Du temps de l’Union soviétique, Gotcha Tchogovadzé occupait de hautes fonctions universitaires. Il se souvient avec émotion que l’université technique qu’il dirigeait avait le droit de hisser le drapeau du Politburo. Cette oriflamme était la reconnaissance d’une précieuse confiance de la part du pouvoir central en même temps qu’un gage de grande qualité. « Cela voulait dire que les meilleurs chercheurs pouvaient venir travailler chez nous » dit-il, dissimulant à peine la fierté qu’il éprouve encore à l’évocation de cette époque. « Vous savez, dit-il, tout n’était pas noir pendant l’époque soviétique. Il y avait même de grands avantages, dans le domaine de l’éducation en particulier. Pas un enfant ne quittait le système éducatif sans parler deux ou trois langues et les enseignements, dans tous les domaines, étaient de très haut niveau. » En face de lui, Zourab Tsereteli continue de mastiquer en regardant sa montre en or rose. Avant la fin du repas, j’essaye par l’entremise de Gotcha d’engager la conversation avec le sculpteur. « D’où lui est venue l’idée de faire une sculpture des trois mousquetaires ? Pourquoi en faire cadeau au sénateur de Montesquiou ? etc. » Zourab s’emberlificote dans des formules convenues sur son admiration pour d’Artagnan, sur ses premières visites à Paris, dans les années soixante, sur son amour de la France. Rapidement, Gotcha répond à sa place. Oui, cette sculpture des trois mousquetaires a été faite spécialement pour être offerte au sénateur, un descendant de d’Artagnan. Comment se sont-ils rencontrés ? Comment l’idée est-elle née ? Tout le monde reste flou. Le sénateur parle de son intérêt pour la culture russe (il prend des cours de russe et pratique honnêtement la langue de base), il reste évasif sur le quand, le comment et le pourquoi.
Avant la fin du repas, alors que la fumée des cigares se mêle à celle de la cheminée, l’ambassadeur demande s’il serait possible au sénateur d’établir un document écrit certifiant que la sculpture lui a bien été offerte à titre gracieux, « pour la douane » précise-t-il sans rire. « Mais bien sûr » s’empresse-t-il de répondre, donnant dans la foulée instruction à son assistante de rédiger le certificat. La conversation se poursuit dans la voiture qui nous emmène à Condom. Le sénateur m’a cédé sa place à l’arrière pour que l’on continue à discuter. Il suit dans un deuxième véhicule. Nous traversons le département sous une pluie battante. Le chauffeur est seul à l’avant. Sur la rangée du milieu, j’occupe le siège de droite, l’ambassadeur celui du milieu et Zourab celui de gauche. A l’arrière, les deux sbires ne pipent mot. On reparle de d’Artagnan et de la passion qu’il inspire aux peuples russes et géorgiens. On parle aussi de Zourab qui, le nez à la fenêtre, regarde le paysage sans mot dire. « Vous savez, glisse Gotcha, le mot qui le caractérise le mieux, c’est générosité… » L’ambassadeur ne peut s’empêcher de revenir sans que je le lui demande sur cette histoire de papier demandé au cours du repas. « Voyez, dit-il, si nous avons demandé un document signé, c’est justement pour pouvoir faire la preuve devant les autorités que tout cela est bien gratuit… » Un papier pour éloigner les soupçons. Et si le papier lui-même, comme cette insistance à revenir sur ce « point de détail », éveillaient justement le soupçon ?… Y aurait-il anguille sous bronze?

La sculpture de Tsereteli à Condom. Chaque personnage mesure 2,30 m. La pointe des épées a été coupée pour éviter les accidents avec le public.
Car la réactivité du sculpteur à l’air du temps étonne : Zourab est impressionné par la visite de Jean-Paul II en Géorgie ? Crac ! Il fait une sculpture de 9 mètres de haut qu’il offre à son « ami », le maire de Ploërmel. Dans la voiture, l’ambassadeur livre une version un peu différente de l’histoire. Selon lui, c’est Paul Anselin, le maire de Ploërmel qui aurait sollicité le cadeau… Qu’importe le sens de l’échange : Zourab coule ses bronzes monumentaux et en fait cadeau avec une largesse qui laisse rêveur. L’ensemble des trois mousquetaires offert au descendant de d’Artagnan pèse plus de cinq tonnes et sa valeur, dit-on (mais qu’en sait-on vraiment?), est estimée à 300 000 €. La générosité légendaire de Zourab est-elle une explication suffisante ? Sa propension à faire des dons ou à pratiquer une certaine forme d’entrisme pour imposer ses œuvres est pour le moins hors norme : en 1992, il a proposé aux États Unis d’offrir une statue de Christophe Colomb pour commémorer le 500e anniversaire de la découverte des Amériques. L’offre a été déclinée et Christophe Colomb transformé en un Pierre le Grand qui a finalement trouvé sa place à Moscou. Il a retenté le coup en proposant une sculpture de Franklin Roosevelt à New York. Il aurait également proposé une kyrielle de grands hommes à des pays qui ont décliné (Magellan à l’Urugay, le Colosse de Rhodes à la Grèce, etc). L’une de ses grandes réussites est d’avoir réalisé avec des rebuts de missiles Pershing et SS20 une sculpture monumentale offerte en 1990 par l’Union soviétique aux Nations Unies. Intitulé Le Bien vainc le Mal cet objet de 12 mètres de haut et de 40 tonnes exposé devant le siège de l’ONU à New York représente Saint-Georges terrassant le dragon nucléaire. Sa proximité avec le pouvoir russe lui a finalement permis de poser à nouveau l’une de ses œuvres monumentales aux États Unis. En 2006, c’est donc la Russie qui offre aux Américains une sculpture de Tsereteli pour rendre hommage aux victimes des attentats du 11 septembre. L’œuvre représentant une larme à travers une tour brisée a été inaugurée à Bayonne, dans le New Jersey, en présence de Bill Clinton. C’est son dernier grand coup.
– « Il est très réactif par rapport à l’actualité » explique Gotcha 2.
– « Et vient-il souvent en France ? »
– « Oh oui, très souvent ! Il adore venir ici, la France l’inspire. Quand il vient, il peint pendant six à huit heures par jour. »
– « Et toutes ces sculptures gigantesques, comment fait-il pour les réaliser ? »
– « Il a un très grand atelier à Saint-Pétersbourg » répond l’ambassadeur.
Absent de la conversation, Zourab continue en bout de table de s’inquiéter de l’heure. Est-on encore loin ? Combien de kilomètres ? Et pour le retour, passera-t-on par la même route ? Et à quelle distance sera-t-on de l’aéroport ? Son avion pour Paris est à 17h50. J’interroge le chauffeur du préfet qui le rassure : nous sommes largement dans les temps. Deux mots sur la couleur du ciel et la beauté des paysages que nous traversons et la conversation reprend.
– « Et maintenant, après tout ça, quel est le prochain projet de Zourab ? »
– « Son grand projet, il va le présenter lundi à l’Unesco : il veut réaliser une sculpture de 400 mètres de haut qu’il appellera Notre Maison l’Europe et qu’il compte installer au centre de l’Europe. »
– « 400 mètres de haut !? Vous êtes sûr? Plus grand que la tour Eiffel ? »
– « Oui, plus grand que la tour Eiffel ! » répète Gotcha qui s’amuse de mon étonnement. « Et cette sculpture, dit-il, il veut l’installer au centre de l’Europe. »
– « Oui, dis-je, mais pour déterminer où se trouve le centre de l’Europe, encore faut-il en avoir déterminé le pourtour. Avez-vous résolu cette question ? »
– « C’est une question très simple, répond l’ambassadeur. L’Europe, comme l’a dit le général De Gaulle, cela commence à l’Atlantique et cela va jusqu’à l’Oural… »
Il me regarde avec un petit sourire amusé. Ainsi donc, Zourab serait une arme diplomatique pour rappeler aux peuples de l’Union cette évidence qu’ils semblent avoir oubliée que la grande Russie et une bonne part de l’ancien empire soviétique font bien partie de l’Europe, de leur Europe ? Purs produits de l’ancien régime soviétique, Zourab et Gotcha ont su faire voguer leurs barques à travers les années de fer, ont surfé avec art sur la Pérestroika et servent aujourd’hui avec talent la doctrine poutinienne, ménageant les nationalismes locaux mais cultivant aussi ce vieil idéal de l’internationale, non plus communiste, mais simplement russe. La grandeur géorgienne ne saurait s’opposer à la grandeur russe. Les deux âmes sœurs s’embellissent mutuellement à condition que la petite sœur sache garder son rang. D’ailleurs, lorsqu’il parle de la Russie, de la formidable « âme russe », le regard de Gotcha s’embue ostensiblement. Il aime ce pays au moins autant que le sien. Sans doute ces tiraillements entre la soumission amoureuse à la grande sœur russe et la renaissance des sentiments nationaux ont-ils conduit à la révolution des Roses. En 2003, Edouard Chevardnadze, le dirigeant autoritaire et corrompu, l’ancien ministre de l’Intérieur géorgien sous Brejnev, l’ancien ministre des affaires étrangères sous Gorbatchev, tombe. Gotcha n’est plus ambassadeur de son pays en France.
Jusqu’à la fin du trajet, la conversation roule sur les activités de l’ancien ambassadeur dont l’œil se rallume à l’évocation de ses travaux de recherche sur les systèmes d’information, leur évolution et leurs incommensurables impacts passés et à venir. Je lui parle de Gilles Deleuze dont j’ai entendu la voix le matin même à la radio. Le philosophe qui s’est suicidé en 1995 y faisait dans une émission diffusée quelques années plus tôt ce constat que nous étions entrés dans un monde où de plus en plus de gens écrivaient alors que de moins en moins de gens lisaient. Ce nouveau modèle s’opposait selon lui à celui de la culture bourgeoise, construite autour d’un ordre des choses faisant au contraire que très peu de gens écrivaient tandis que beaucoup lisaient. Pour Deleuze, ce nouveau modèle dans lequel beaucoup écrivent et peu lisent était porteur de grands bouleversements à venir, de changements radicaux dont on ne mesurait pas la portée, notamment dans le domaine de la relation marchande. Qu’en pense Gotcha ? Que nous réserve l’explosion des systèmes de communication et d’information ? Une bien grande question sans doute à l’heure des assoupissements postprandiaux. « Tout ceci est juste, dit-il, et il est très difficile d’imaginer les bouleversements qui nous attendent. Ce que je crois, c’est que l’humanité est très corrosive, pour elle-même et pour le monde. » Question longue, réponse courte. Médite là-dessus mon bonhomme. Le type, c’est une certitude, en sait plus que moi sur les facultés corrosives du genre humain. Silence. Nos regards se perdent dans les méandres du paysage sous la pluie.
Ce que je crois, c’est que l’humanité est très corrosive, pour elle-même et pour le monde…
Gotcha Tchogovadze
Et Zourab dans tout ça ? Arrivés à Condom, il laisse rouler son embonpoint hors de la voiture et nous voilà accueillis par le maire, un grand gaillard souriant, un brin dégingandé. Bernard Gallardo est encore tout plein d’émotion à l’idée de recevoir un tel cadeau qui déjà, assure-t-il, fait la joie et le bonheur de ses administrés. Le sénateur ne dit mot, mais jubile intérieurement. Le cadeau qu’il fait à Condom est aussi un présent qu’il fait à lui-même. Le radical de droite qui comble de joie et de bonheur un maire socialiste, c’est certainement très bon pour ses futures campagnes de sénateur. C’est très très bon aussi en ce que cela sème une petite graine de possible zizanie entre gens de gauche… Ici aussi, au fin fond de la campagne gersoise, l’œuvre de Zourab, avant d’être offerte au public, a une mission politique à accomplir… La pluie redouble. On distribue des parapluies et le petit groupe s’en va à pied à la découverte des emplacements imaginés pour la statue. « Moi, je ne vous cache pas que je l’aurais bien vue devant la mairie » me glisse l’élu. Mais l’emplacement, un parking en surplomb de la rue n’est pas très heureux. L’artiste s’intéresse aux abords du kiosque à musique, mais les arbres nombreux ne risquent-ils pas d’écraser l’œuvre ? On s’engage dans les petites rues de la ville. Un instant, le regard de la petite troupe est attiré par trois sculptures contemporaines de Jean-Pierre Pourtier, de grands drapés de métal installés dans la cour d’un hôtel particulier appartenant à la maison d’armagnac Ryst Dupeyron.
La balade continue entre les pierres de la vieille ville jusqu’à ce que le groupe tombe en arrêt devant la cathédrale Saint-Pierre de Condom, un imposant édifice du XVe siècle. L’emplacement paraît idéal. Zourab arpente l’esplanade de long en large, son architecte le suit pas à pas. Le maire s’inquiète des autorisations à obtenir de l’architecte des Bâtiments de France, on se demande si le sol sera assez résistant pour supporter le poids des mousquetaires en bronze (5,5 tonnes), des broutilles en somme. Zourab est conquis, c’est là qu’il posera sa sculpture. Il propose que son architecte revienne pour aider à l’installation. Bien sûr, il sera là pour l’inauguration. Elle aura lieu le 4 septembre, jour du chapitre annuel de la Compagnie des mousquetaires de l’Armagnac. Ce jour-là, Zourab et son ami Gotcha seront faits mousquetaires. La moindre des choses sans doute. Le reste de la visite se passe en un éclair. A la mairie, l’artiste signe le livre d’or et offre au maire un gros ouvrage sur l’ensemble de son œuvre. En sortant, nous croisons un mariage. Insensible à la gaité qui l’entoure, Zourab remonte en voiture, direction Paris. Qu’a-t-il appris de sa visite ? Que lui inspire d’avoir foulé la terre des héros de son enfance ? Nous n’en saurons rien aujourd’hui et sans doute guère plus demain.

En septembre 2010, Zourab Tsereteli est revenu à Condom pour l’inauguration en grande pompe de sa sculpture.
Comme promis, la sculpture a été inaugurée au mois de septembre 2010, à l’occasion de la tenue à Condom du 52e chapitre de la Compagnie des mousquetaires de l’armagnac. Elle est depuis l’une des attractions de la ville devant laquelle les touristes, la plupart ignorants de son histoire, se font photographier.
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1 – Consultez ici la liste des titres et fonctions présentes et passées de Zourab Tsereteli
2 – 2010 était l’année France-Russie. Dans ce cadre, le Président de la République a décoré Zourab Tsereteli de la Légion d’Honneur. Lire ici cet excellent article consacré au sujet. Cette même année, au faîte de sa gloire dans son pays, il sera également une nouvelle fois décoré entre ses deux allers-retours dans le Gers, le 26 juillet au Kremlin, par le président de la fédération de Russie de l’époque, Dmitri Medvedev.
3 – En 2012, il a aussi offert une statue de la poétesse russe Svetlana Tsvetaieva à la ville de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, en Vendée, où elle avait séjourné d’avril à septembre 1926, pendant son exil.