Il y a eu Tours en 1920, le congrès de la grande fracture entre les partisans de l’adhésion à la troisième internationale communiste et ceux, minoritaires, qui jugeaient inacceptables les 21 conditions imposées par Lénine et préféraient s’en tenir aux principes de la deuxième internationale, plus ouverte au parlementarisme et au réformisme. De cette fracture naissait le Parti communiste français. Un demi-siècle plus tard, en 1971, il y eut Epinay-sur-Seine, le congrès de l’union de la gauche. Deux ans plus tôt, en 1969 à Alfortville, puis à Issy-les-Moulineaux, la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) était devenue le Nouveau Parti socialiste, puis le Parti socialiste. François Mitterrand, candidat unique de la gauche à l’élection présidentielle de 1965 avait fini par imposer, non sans mal et après un cuisant échec de Gaston Defferre, candidat d’une gauche à nouveau divisée à l’élection présidentielle de 1969, l’idée que seule l’union de toutes les forces de gauche pourrait permettre une victoire sur la droite gaulliste. L’histoire lui donnera raison. L’efficacité de cette martingale n’a toujours pas été démentie à ce jour.
Ces deux temps forts de l’histoire tourmentée de notre parti devraient nous inciter à réfléchir à la manière d’aborder notre prochain congrès de Blois. La question à trancher est et sera toujours la même : plutôt la division (jusqu’à la consommation du divorce ?), ou plutôt l’union ?
Déjà, des signaux envoyés par voie de presse font entrevoir une montée de la nervosité ambiante. Les messages sont adressés à l’équipe en place, celle qui, conduite par Olivier Faure, joue depuis le début, et malgré ses épisodiques crises de doutes, la carte de l’union. « Il va falloir clarifier » lit-on ici ou là chez les signataires des textes d’orientation 1 et 3 qui caressent l’espoir de renverser tous ces affreux gauchistes qui osent discuter avec la Mélenchonie. Mais qu’est-ce qui n’est pas clair, en fait ? Qui ne comprend pas quoi ? Mettons un instant de côté la figure de Jean-Luc Mélenchon, transformée en épouvantail à moineaux centristes après des mois d’une propagande effrénée (comme quoi, nom de Zeus, la propagande ça marche !), et tentons de tracer une ligne suffisamment claire pour qu’il ne soit pas possible de la mal comprendre ou de prétendre l’avoir mal comprise.
La question est avant tout existentielle. Qu’est-ce que c’est que d’être socialiste en 2024 ? En 1971, on savait. François Mitterrand l’avait dit en employant des mots dont on sait aujourd’hui ce qu’ils produisent lorsqu’ils sont formulés dans ce grand vomitoire de nos indignations qu’est devenu le réseau social X (ex-twitter). « La révolution, disait Mitterrand, c’est d’abord une rupture avec l’ordre établi1. Celui qui n’accepte pas cette rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. » C’était simple. C’était clair. On savait tout de suite si l’on était « in » ou si l’on était « out ». Que disent aujourd’hui nos camarades effarouchés par l’épouvantail insoumis ? Exactement le contraire en somme. Il suffit de renverser la proposition à 180 degrés — celui qui accepte la rupture avec l’ordre établi, celui-là ne peut pas être adhérent du Parti socialiste — et nous avons la matrice de tout ce qui alimente depuis des mois et des mois tous les argumentaires anti-LFI, ce « dangereux parti bordélisateur » qui, rendez-vous compte, prône la rupture, c’est-à-dire rien de moins que la révolution (oh, le bon gros vilain mot !). La transformation sociale (la vraie, celle qui change en mieux la vie des masses) n’est manifestement plus à l’agenda de ces camarades dont la seule ambition, finalement, semble consister à simplement vouloir prendre et tenir le volant, à conduire la machine en semant ici ou là quelques mesurettes sociales tacitement négociées avec les vrais maîtres du jeu de la croissance infinie.
Oui, l’avènement puis l’explosion d’un extrême centre a semé le trouble dans les esprits. Les promoteurs de cette nouvelle voie prétendant annuler purement et simplement les concepts de droite et de gauche par le moyen présomptueux du dépassement, ont installé un grand flou des idées. Il n’est plus question que de « l’intérêt général », une notion vague, jamais précisément définie. L’Assemblée nationale est invitée à devenir un espace feutré de la raison raisonnable alors même que le lieu est conçu, comme une arène, pour s’y confronter, y purger les élans contraires, y « dé-battre », dans le bruit et la fureur s’il le faut, pour, précisément, ne pas avoir à se battre dans la rue. Le pouvoir macroniste a tout fait pour neutraliser cet espace de la vitalité démocratique à coup de 49.3, mais aussi de sanctions qui n’ont jamais été aussi nombreuses à pleuvoir sur la tête des députés indociles. Tout cela est le signe d’une lente dérive vers un autoritarisme qui entend remplacer ce qui faisait tenir jusqu’alors la société sur ses bases, une structure certes virtuelle mais néanmoins solide car reposant sur l’équilibre des tensions.
Nous voilà donc désormais plongés dans la grande désorientation. Où est ma gauche ? Où est ma droite ? C’est quand qu’on va où ? demanderait le chanteur Renaud… Où cours-je ? Où vais-je ? Dans quel état j’erre ? ajouterait l’almanach Vermot. L’ère de la post-vérité dans laquelle la plupart de nos grands médias sont entrés sans même faire la grimace autorise le brouillage et l’inversion de toutes les valeurs. Les accusations d’antisémitisme et d’extrémisme sont utilisées comme des armes de décrédibilisation massive. On vous colle les fascistes d’extrême droite dans le même sac que les trop-à-gauche et on tape indistinctement sur le tout dans l’espoir que n’apparaisse plus comme fréquentable qu’un seul espace : celui du milieu qu’on s’efforce d’élargir jusqu’aux plus « aimables » des socialistes et des républicains. C’est l’un des effets de la tripartition de l’espace politique dont il fut déjà question ici et qui nous emmène tranquillement vers un autoritarisme qui nous fera rapidement regretter le bon temps de nos bordélisations gauloises.
« Nous voilà donc désormais plongés dans la grande désorientation. Où est ma gauche? Où est ma droite? C’est quand qu’on va où?… »
Alors oui, admettons-le, il y a besoin de clarification, mais certainement pas de celle qu’appellent de leurs vœux depuis quelques jours nos camarades qui ont le Mélenchon qui gratte. La première chose à faire est de remettre la boussole en marche. Lorsqu’on veut se déplacer vers l’avant sur un plan horizontal, il n’y a guère, si l’on exclut l’option du demi-tour, que trois directions possibles : à gauche, au centre ou à droite. On peut ne pas se sentir les mêmes affinités avec tous ceux qui veulent aller à gauche, on peut ne pas vouloir aller aussi complètement à gauche que certains le souhaitent, on peut ne pas être complètement d’accord avec la manière dont on roule à gauche, mais une chose doit demeurer certaine, c’est qu’on aura toujours plus de points communs avec ceux qui veulent aller à gauche qu’avec ceux qui choisissent d’aller à droite. Celles et ceux qui en doutent ont un problème.
Ce qui nous ramène à la célèbre formule de René Renoult : « Pas d’ennemis à gauche ! » Pour satisfaire à la demande générale de clarification, cette maxime qui a fait les beaux jours du Cartel des gauches en 1924 devrait être inscrite au fronton du congrès de Blois. Elle devrait être érigée en préalable, en condition nécessaire à l’adhésion au Parti socialiste. « Celui qui voit ses ennemis à gauche, celui-là ne peut pas être adhérent du Parti socialiste » devrait affirmer Olivier Faure en traçant, comme l’avait fait François Mitterrand en son temps, la ligne qui ne saurait être franchie. Cette forme d’intransigeance est doublement nécessaire. D’abord parce que jusqu’à preuve du contraire, la désunion est un gage de défaite électorale. Elle est aussi un facteur de dispersion des forces qui ne peut que profiter au véritable adversaire, celui qu’il conviendrait — soulignons-le au passage — que nous désignions de manière précise2. Ensuite parce qu’il y a un besoin, un désir de clarté en même temps que de fermeté dans l’engagement chez un très grand nombre de nos concitoyens, troublés à juste titre par le flou idéologique savamment entretenu par le bloc central. L’époque, parce qu’elle est hautement incertaine, est en attente d’affirmations, en quête d’horizons désirables qui aillent au-delà du « on continue comme avant et que le meilleur gagne ».
Sommes-nous capables de dire avec des mots simples, dans une formulation qui convienne à chacun, ce que signifie pour nous, socialistes d’aujourd’hui, « être de gauche » ? Sommes-nous seulement capables de tracer une ligne au-delà de laquelle il serait communément admis que l’on n’est plus de gauche ? Ce sont des questions simples. Pourquoi a-t-on pourtant l’impression qu’elles sont, aujourd’hui dans notre parti, des questions potentiellement gênantes ? Nos camarades qui voient des ennemis à gauche peuvent-ils, avant le prochain congrès, clarifier leur demande de clarification ? Peuvent-ils expliquer dans le détail, point par point et contrepoints, ce que signifient pour eux ces expressions vagues (donc louches) qu’ils affectionnent comme « la gauche de gouvernement », « la gauche responsable », « la gauche du faire », toutes gauches dont ils se réclament bien sûr comme certains de leurs thuriféraires se réclament d’un socialisme authentique qu’ils seraient bien en peine de définir tant le socialisme, depuis ses débuts, est toujours resté une idée en construction ?
Peut-on se demander aussi comment en cinquante ans, certains d’entre nous ont pu passer du « celui qui n’accepte pas la rupture ne peut être socialiste » à « celui qui accepte la rupture ne peut pas être socialiste » ? Comment une telle volte-face est-elle seulement pensable ? Ne faut-il pas simplement voir là le signe d’un délitement, d’une dissolution d’un rêve dans la soupe libérale ? S’il doit être utile à la cause, ce congrès devra trancher, quitte à ce que le parti, une fois encore, se retrouve amputé d’une part de lui-même, celle qui l’entraîne dans des combats contre-nature qui finiront de toutes les façons par avoir sa peau. Alors, quand nous saurons ce que nous faisons à gauche, quand nous saurons où s’arrête la gauche, nous pourrons nous atteler à la tâche consistant à reposer les fondements d’une social-démocratie3 qui, de compromis en compromis, au nom d’un pragmatisme soi-disant bien compris, a fini par sombrer purement et simplement dans la compromission. Tout temps passé à s’écharper sur cette non-question de l’inclusion ou de l’exclusion de LFI dans l’union est une coupable perte de temps, un cadeau fait au capitalisme triomphant.
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- Je sais bien qu’on va me brandir le tournant de la rigueur, les renoncements et autres reculs successifs, il n’empêche que la plus belle victoire de la gauche unie, celle qui a fait vibrer la France en faisant trembler le bourgeois, a été obtenue sur cette promesse d’un changement radical, d’une « révolution », c’est-à-dire d’une rupture de l’ordre établi.
- Relire à ce propos les travaux de Julien Freund pour qui « il n’y a de politique que s’il y a un ennemi »…
- Aux sources de l’idéal social-démocrate (qui n’est pas qu’un mode de pensée réformiste opposable à une pensée révolutionnaire), il y a cette volonté de faire toujours prévaloir la voie démocratique sur tout autre mode de gouvernance, d’inscrire dans la mécanique démocratique le « devenir révolutionnaire » du Parti socialiste comme aurait pu le formuler Deleuze évoquant les processus de désir.
Bravo Camarade ✊️
Je suis d’accord, une clarification devra sortir de Blois. Il en va de notre avenir, qui, je le rappelle n’est , à ce jour pas assuré. Notre score aux Européennes , s’il est prometteur, n’est pas très élevé et ne nous garantit pas de redevenir un parti majoritaire. Il nous faut, compte tenu de l’urgence , tout faire pour l’unité de la gauche, seule possibilité de pouvoir imposer une vraie politique de rupture.
Les débats de Blois doivent réaffirmer cette orientation. Nous n’auront pas d’autres espace politique que cette dernière période et le danger d’une orientation politique de la France réactionnaire est une épée de Damoclès toujours d’actualité.
Du courage et des convictions doivent animer nos responsables. Nous pouvons, en effet, dire que la période est historique et le PS a rendez vous avec l’histoire.
Les citoyens ne nous pardonnerons pas un deuxième renoncement