Petit Larousse illustré, ed. 2002
Un des grands maux de l’époque qui de plus en plus sûrement nous conduit au drame consiste à appauvrir le langage en vidant les mots de leur substance, en généralisant le recours aux formules vagues, en euphémisant ou en ayant recours au glissement sémantique. Le mouvement n’est pas neuf. Cela fait longtemps déjà que le capitalisme s’est attaqué au vocabulaire du marxisme, transformant les « exploités » — qui sont victimes d’une exploitation — en « défavorisés » — qui n’ont juste pas eu de bol —, les « chômeurs » en « demandeurs d’emploi », le « personnel » en « ressource humaine », le « capitalisme » en « développement », la « productivité » en « démarche qualité », « l’inégalité » en « égalité des chances », etc. Pour ceux que ces tours de passe-passe linguistiques intéressent, je recommande les conférences gesticulées de l’impertinent (et néanmoins pertinent) Franck Lepage qui vous en explique la mécanique.
Depuis l’avènement du sieur Macron amené au pouvoir par qui vous savez, on assiste à une spectaculaire accélération de l’altération du langage. Le phénomène est renforcé par l’entrée de nos sociétés de l’information dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’ère de la post-vérité ». En s’appuyant sur la puissance des outils de communication qui repose en grande part sur leur capacité de démultiplication et de répétition des messages, on peut désormais transformer n’importe quelle affirmation en vérité quasiment impossible à contester par les moyens de la raison. Le langage est devenu dangereusement performatif. Il suffit de nommer les choses pour qu’elles adviennent par la grâce de Saint Twitter qui, assumant pleinement sa nature pornographique, s’est fort opportunément rebaptisé « X ». Ainsi a-t-on vu ces derniers mois sous nos yeux d’abord incrédules, puis carrément effarés, le parti La France insoumise être transformé en parti antisémite.
Que des personnalités comme le comédien engagé Yvan le Bolloc’h ou l’intellectuel juif Emmanuel Todd (pour ne citer qu’eux) démontrent l’inanité de l’accusation n’y change rien: la sphère médiatique dans son ensemble mâche et remâche le ragot diffamatoire, l’interroge, le fouaille, l’entretient, lui donne corps et le fait vivre.
Face à la propagande diffamatoire de BFM à l’encontre de LFI, Yvan Le Bolloc’h met les choses au clair.
« L’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est un délit. Les Insoumis ont-ils été condamnés ? Non. »
Merci à toi @YLeBolloch 👏pic.twitter.com/HlxtnbXnrS
— Wcrt L (@L_Wcrdt) June 20, 2024
« La conversion anti-antisémite de toute la droite française est pour moi hyper-bizarre » souligne à juste titre Emmanuel Todd qui s’alarme du retour de « la question juive » dans le débat public et confesse que si la Wehrmacht revenait à Paris, il irait plutôt se cacher chez un militant LFI que chez un membre de la droite classique ou du Rassemblement national.
« Si la Wehrmacht revient dans Paris, je vais me cacher chez un militant LFI plutôt que chez un militant de la droite classique, ou du Front National. »
E. Todd pic.twitter.com/vDBAw0LU27— Caisses de grève (@caissesdegreve) June 22, 2024
Voilà qui est dit, dans l’indifférence générale et avec un effet totalement nul sur un phénomène inscrit dans la stratégie hautement inflammable du bloc libéral-progressiste. Cette stratégie s’appuie sur la nouvelle tripartition du paysage politique français (que nous avons déjà évoquée ici) et vise à parer le bloc central de toutes les vertus en l’entourant de deux blocs savamment diabolisés afin de les rendre infréquentables. On remarquera l’occurence en constante augmentation dans la sphère politico-médiatique du mot « extrêmes », au pluriel et précédé d’un article défini qui en fait un bien commode fourre-tout euphémisant pour mettre dans le même sac Rassemblement national et LFI. Désormais, quand un éditorialiste dit « les extrêmes », tout le monde sait et comprend qu’il dit « LFI-RN ». Et qu’importe le fait —car c’est un fait— que LFI ne soit pas le parti le plus extrêmement à gauche. Qu’importe aussi le fait que le recours au mot « extrême » pour qualifier le RN relève de la litote pour éviter de dire et de rappeler à chaque instant qu’il est un parti raciste, xénophobe et violent.
Depuis la campagne des Européennes et, désormais de manière compulsive depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, tous les godillots de la Macronie se vautrent allègrement dans cette boue. Ainsi a-t-on pu entendre samedi dernier sur le marché d’Auch, dans le Gers, le mieux ciré d’entre eux, Gascon d’opérette à tête creuse, sûr de son fait autant que de son impunité, traiter tranquillement d’antisémites les militants du Nouveau Front populaire qu’il croisait sur sa route. Plaintes immédiatement classées sans suite ont été déposées le lundi suivant au commissariat. Cette tranquille désinhibition, c’est celle du grand bêta qui, dans la cour de récré, colle une beigne au petit qui passe et qui ne lui a rien fait, juste comme ça, parce que c’est lui le fort et que le petit qui passe ferait bien de l’apprendre tout de suite. Sans doute faut-il rapprocher ce geste de la vague de violences verbales et physiques qui s’est abattue ces derniers jours un peu partout en France sur les militants du Nouveau Front populaire en campagne. Espérons qu’un jour, nous n’aurons pas à rappeler à Jean-René Cazeneuve qu’il a trempé dans cette combine délétère ayant pour effet de vider le mot « antisémite » de sa substance, c’est-à-dire de son sens absolument utile et nécessaire à la défense des Juifs.
Nous en sommes donc là. Tout ceci témoigne de l’état de déliquescence dans lequel se trouve plongé aujourd’hui le débat public. Le sens des mots est constamment dévoyé, plus personne — ou beaucoup trop peu de personnes — ne s’interroge plus sur la portée des affirmations qu’il profère. Ne reste que la cuistrerie des puissants alliée à la surdité des médias qui ne sont plus que des amplificateurs de bruit, qui n’expliquent plus le monde, ne démentent plus les mensonges mais les font prospérer, ne poussent plus au questionnement mais conditionnent à l’adhésion. Le poids des mots pourtant demeure. L’usage que nous en faisons collectivement, avec une légèreté de moins en moins soutenable, est un signe funeste que nous ferions bien, si nous sommes attachés aux valeurs qui sont encore les nôtres, de prendre au sérieux.