Extrême centre: le retour des démons du Directoire
Extrême centre: le retour des démons du Directoire

Extrême centre: le retour des démons du Directoire

Costume des membres du Directoire exécutif de la République. Gravure de Bonvalet — Musée Carnavalet, Paris
Costume des membres du Directoire exécutif de la République. Gravure de Bonvalet — Musée Carnavalet, Paris

Cette semaine, Guillaume Erner a eu l’excellente idée d’inviter dans sa matinale de France Culture l’historien de la Révolution française, Pierre Serna, pour parler de son livre L’Extrême centre ou le poison français, paru en 2019 aux éditions Champ Vallon. De quoi l’extrême centre est-il le nom? Comment le centre peut-il être extrême alors précisément qu’il est le centre, c’est-à-dire ce qui ne devrait être extrême en rien? Le terme oxymorique affole et dérange, jusqu’à des intellectuels patentés comme le journaliste Brice Couturier qui, à deux doigts de perdre ses nerfs, s’en émeut sur son compte X.

L’expression désigne pourtant quelque chose qu’explique fort bien Pierre Serna, à la fois dans son livre, et sur les ondes: « Si ce centre est extrême et pas seulement radical, c’est parce qu’ayant une colonne vertébrale idéologique beaucoup moins forte que la droite et la gauche, il est contraint immédiatement pour s’imposer lorsqu’il conquiert le pouvoir d’utiliser le pouvoir exécutif de façon très forte. » L’homme de l’extrême centre se distingue de l’homme du centre en ce qu’il oeuvre « à déstructurer un champ politique construit avec la volonté d’occuper un centre de plus en plus large, et qui force la droite et la gauche à radicaliser leurs propres opinions pour exister », explique-t-il encore. Le centre devient extrême lorsqu’il se sent pousser des ailes hégémoniques en cherchant à écraser toute velléité de débat (voyez d’ailleurs comment les députés macronistes et leur présidente ont passé leur législature à fustiger et sanctionner tous les emportements dans un hémicycle, une arène qui est conçue pour purger les conflits, ce qui s’appelle précisément dé-battre).

Le 18 avril 2022, lors d’une interview entre les deux tours de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron emploie lui-même le terme d’extrême centre pour qualifier son projet qu’il oppose à ceux de l’extrême-droite et de l’extrême gauche. C’est la première et unique fois sans doute qu’il emploiera explicitement ce terme selon Pierre Serna, dont le livre était paru trois ans plus tôt. Ce livre, il faut absolument le lire aujourd’hui si vous ne l’aviez pas fait alors, car il revient avec acuité sur une courte période méconnue de l’histoire de la Révolution qui fait étrangement écho à la nôtre: celle du Directoire. Entre 1795 et 1799, pendant les quatre ans qu’a duré la première République, la France a été dirigée par un collège de cinq « directeurs ». Ce régime transitoire dans une période extrêmement troublée signe le grand retour au pouvoir de la bourgeoisie qui s’empresse, d’ailleurs, de rétablir le suffrage censitaire, un système électoral dans lequel seuls les citoyens ayant un certain niveau d’imposition (c’est-à-dire de richesse) ont le droit de vote. Ce régime directorial qui, raconte Pierre Serna « invente un langage stoïque de la politique, invente un nouveau peuple du centre, le mitoyen qui remplace le citoyen, invente la politique de l’ordre public et de l’armée à la place du débat politique » s’achèvera par le coup d’Etat du 18 Brumaire fomenté par l’un de ses cinq directeurs, Emmanuel-Joseph Sieyès, qui ouvrira la voie du Consulat et mettra Napoléon en orbite.

Si le contexte politique et historique de l’époque est très éloigné du nôtre, le livre de Pierre Serna met néanmoins en lumières quelques invariants troublants. A commencer par cette géographie politique constituée d’un centre hypertrophié et de deux blocs rendus infréquentables car rejetés aux extrêmes. Il y a, en effet, une étrange similitude entre la doctrine de la République directoriale du XVIIIe siècle et celle de la République en marche du XXIe siècle. L’auteur cite ainsi un extrait de La Décade philosophique littéraire et politique, journal influent de l’époque qui fait, en 1797, un éloge de la marche louvoyante du promeneur dans une foule, allégorie d’un système politique en constante adaptation aux réalités sociales du moment. « Marcher efficacement n’est pas forcément marcher droit, c’est se déplacer sans heurter les autres, c’est être capable de tracer sa route au centre d’un groupe, avec efficacité, en allant droit au but, tout en maîtrisant l’art du détour oblique. La marche devient une métaphore de la politique et une arme politique redoutable », écrit Pierre Serna1.

Entre Robespierre et Napoléon, cette courte et intense période foutraque de notre histoire est restée dans l’ombre des grands incendies qui l’ont précédé et lui ont succédé. Car les périodes d’extrême centre ont ceci de particulier, et qui les rend difficiles à détecter, qu’elles sont courtes, éphémères et débouchent généralement sur des régimes peu sympathiques dont le souvenir cuisant efface celui du centre qui les a précédés pour mieux leur ouvrir la porte du pouvoir: après le Directoire, Bonaparte, après la IIe République, Napoléon III, après Macron peut-être, le Rassemblement national… Au sortir de la Révolution française, matrice de notre vie politique actuelle, le Directoire a donc posé les bases d’une République libérale et autoritaire que l’on voit de nouveau flamber sous nos yeux sans en comprendre réellement (ou en le comprenant trop tard) la mécanique ni les ressorts.

A cette lumière-là, il est piquant de voir aujourd’hui avec quelle décomplexion les plus fidèles parmi les troupes du Président en appellent à rejoindre — depuis la droite ou depuis la gauche, peu importe — « le camp du bien et de la raison ». Manager expérimenté de la start-up nation, l’ex-député Renaissance, ci-devant mitoyen Jean-René Cazeneuve, n’y va pas par quatre chemins pour lancer de vibrants appels — « Venez Carpes! Venez Lapins! — aux membres des Républicains et du Parti socialiste afin qu’ils rejoignent ce nouveau « bloc central », temple du girouettisme retrouvé où l’on ne rentre qu’après avoir déposé dans une boîte à oubli toutes ses idées et ses velléités de penser. La lettre ouverte aux électeurs de Raphaël Glucksman qu’il vient d’adresser aux électeurs de la première circonscription du Gers pour les inviter à voter pour lui plutôt que pour l’affreux candidat du Nouveau Front populaire puise à la même source.

Plus besoin de penser, donc, car il ne s’agit plus en effet que de servir l’ordre de la raison imposée par le chef qui est tout autant Président que directeur général du conseil d’administration de la France. D’ailleurs, conformément à la description de l’extrême centre selon Serna, la promesse qui est faite sans détour par les femmes et les hommes du Président est bien celle de la mise en oeuvre dès le lendemain des élections, d’un autoritarisme musclé qui va, bien entendu, tout remettre en ordre. Rachida Dati qui annonce, en susurrant presque derrière son masque à l’inquiétante fixité, « une nouvelle forme d’autorité et de fermeté sur tous les sujets » prépare déjà les esprits à l’arrivée du bâton, un outil sommaire certes, mais seul instrument à même de compenser l’absence totale de colonne vertébrale idéologique du pouvoir en place. Ainsi fonctionnait d’ailleurs le Directoire, tout occupé qu’il était à préserver les intérêts de l’ordre bourgeois en matant sévèrement royalistes et anarchistes de tous poils ainsi que ce bon peuple en colère de voir fondre au fil des réformes ses maigres protections sociales.

Pendant ce temps-là, à gauche, on continue malgré toutes les belles paroles de ronger l’os faisandé qui a été jeté au milieu de la troupe pour mieux la diviser. Cela pousse celles et ceux (ils sont nombreux) qui sont sujets aux états d’âmes à cultiver des contradictions mortifères. La plus répandue d’entre elles consiste à appeler à combattre « la folie de celles et ceux qui renvoient dos à dos la gauche et le RN » tout en larguant en rase campagne l’os faisandé Mélenchon comme s’il s’agissait d’abandonner un pestiféré aux chiens, de sacrifier l’un des nôtres dans l’espoir, un peu pitoyable, de nous sauver tous. Ce n’est décidément pas une conception glorieuse de l’unité à gauche ni du courage politique… Si l’on se réfère aux cuisantes leçons du passé évoquées plus haut, cela ne ressemble pas, en tout cas, à ce que l’on pourrait appeler une réponse appropriée. Dans l’époque dangereuse que nous sommes en train de vivre, l’unité devrait être inconditionnelle. Chaque attaque contre l’un d’entre nous, quels que soient les reproches fondés ou infondés que l’on pourrait avoir à lui faire, devrait renforcer le bloc, étouffer sous le resserrement des liens toutes les divisions futiles. Cela signifie qu’il faudrait — oui, il faudrait, car c’est le seul chemin pour arriver à convaincre — consentir à déplaire à celles et ceux qui ont un peu trop rapidement avalé toutes ces sornettes sur l’antisémitisme, l’anti-républicanisme, l’anti-unité européenne et que sais-je encore.

Car quelle est l’alternative qui s’offre à nous? Si la gauche perd, ce sera le bruit des bottes, ou le cliquetis de la muselière, ou les deux, ou la trique en prime… c’est selon. S’il y avait un message à faire passer d’urgence à tous les camarades socialistes et à tous les partenaires du Nouveau Front populaire, ce serait celui-ci: le Nouveau Front populaire (qui n’est certainement pas de gauche extrême comme on nous le serine à longueur d’éditos) avance peut-être en boitant à cause de ses divisions savamment entretenues, mais personnellement, je préfèrerai toujours avancer librement en boitant que marcher entre des clôtures au pas cadencé…

Cerise sur le gâteau, cette Une du journal Franc-Tireur illustre parfaitement l’hystérie centriste qui frappe toute une partie de l’intelligentsia du pays



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1- « L’Extrême centre ou le poison français, 1789-2019 », Pierre Serna, ed. Champ Vallon, page 104