« Ça va être tout noir… »
« Ça va être tout noir… »

« Ça va être tout noir… »

Ce jour tragique où nous avons éteint la lumière…

On ne peut pas dire qu’on ne l’a pas vu venir. Depuis des années maintenant, cette lente et irrésistible glissade finit par nous conduire tout au fond de l’entonnoir, c’est-à-dire à la seule issue possible, celle de l’inévitable moment de vérité, celui où comme on dit, les Athéniens s’atteignirent et les Satrapes s’attrapèrent… Alors que l’on vient juste de se prendre en pleine face la première vague brune, doit on jouer les étonnés quand depuis des mois nous assistons à l’effondrement de toutes les digues, à commencer par le plus spectaculaire d’entre eux: celui de la digue médiatique? Rompue depuis trop longtemps, cette digue-là pourtant censée — Ô, noble ambition! — éclairer mais aussi « empêcher de mentir »1, a laissé libre cours en l’amplifiant à un déferlement de mensonges, de calomnies et intoxications diverses qui vont continuer longtemps encore d’empêcher tout débat et de nuire à la raison.

Que retiendra l’histoire politique de notre pays dans les années à venir? Qu’une fois encore, la stratégie des extrêmes consistant à enfermer dans un même sac tout avis contraire à la doxa dominante a remarquablement fonctionné. L’expression « les extrêmes » est désormais une locution qui n’a plus besoin d’être explicitée et qui n’est, d’ailleurs, plus jamais questionnée par ceux-là même qui devraient empêcher les mensonges: les journalistes. Elle retiendra aussi que le Parti socialiste, le bas du pantalon pris dans les mâchoires du molosse centriste qui l’empêche de rebasculer pour de bon à gauche, n’était manifestement pas armé pour répliquer ni résister à cette intoxication massive parce que massivement amplifiée et diffusée par tous les médias dominants. Quand les circonstances commandaient de défendre inconditionnellement La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon lorsqu’ils étaient attaqués avec des arguments d’une grossièreté et d’une fausseté manifestes, nous avons préféré louvoyer, donner des gages (ne revenons pas sur l’épisode du moratoire suspendant notre participation à la Nupes), chercher des positions médianes et des voies moyennes plutôt que de dénoncer frontalement l’entourloupe, finasser sur l’air du « eux c’est eux, nous c’est nous » quand nous aurions dû voir et savoir que malgré nos divergences et nos différences, eux, c’était nous.

Pas d’ennemis à gauche!

René Renoult

Mais l’époque n’est pas aux finasseries. La brutalité des méthodes employées par la Macronie pour fracturer toute velléité d’union à gauche aurait dû alerter nos dirigeants de partis. Notre faiblesse sera sans doute vue plus tard comme une faute politique et morale. En attendant, il faut continuer d’endurer sans rien n’y pouvoir faire les inepties qui continuent de se déverser à jets continus dans tous les journaux, sur toutes les télés, les radios et les réseaux sociaux concernant le caractère supposé extrémiste-antisémite-communautariste-anti-républicain du Nouveau Front populaire. Nous devrions nous rappeler (et nous faire tatouer sur le front) la célèbre formule lancée au tournant du XIXe et du XXe siècle par René Renoult, l’un des fondateurs du Comité central d’action républicaine précurseur du Parti radical socialiste: « Pas d’ennemis à gauche! »

Aujourd’hui, dans toute la bouillie sonore des commentateurs et autres éditocrates patentés qui saturent l’espace médiatique, on doit sans doute à Nicolas Framont, sociologue, fondateur et rédacteur en chef du magazine Frustration, la meilleure description du moment que nous sommes en train de vivre. Les termes qu’il emploie ont certes de quoi épouvanter le bourgeois, mais ils ont le mérite de la clarté. Lorsque nous aurons compris que la seule et unique question qui vaille, celle autour de laquelle se nouent tous les enjeux, se jouent toutes les batailles, est celle du partage de la galette, nous aurons fait un bon pas en avant qui nous évitera de nous perdre dans des arguties mortifères.

Il est clair désormais que quiconque s’aviserait de vouloir toucher au grisbi, c’est-à-dire de remettre en cause les conditions actuelles du (non)-partage des richesses, se verra attaqué de toutes parts avec les méthodes les plus brutales qui soient. Le message que la classe possédante nous envoie au travers de tous les médias de masse dont elle a pris ces dernières années le contrôle est clair: plutôt les fachos qui vous feront marcher au pas que les gauchos qui nous tailleront dans le gras!

Alors que se profile un deuxième tour à l’issue encore bien incertaine, on peut se demander quelle est la stratégie d’Emmanuel Macron. Lui qui affirme ne jamais prendre de décision à la légère a forcément envisagé les différents scénarios et les avantages qu’il pourrait en tirer. Ce qui nous apparaît comme le scénario du pire, est-il réellement le pire pour un Président qui, après tout, se satisfait depuis le début de son premier mandat des inégalités qui se creusent, du racisme systémique qui prend ses aises, de la violence d’Etat qui s’exerce sans vergogne sur le petit peuple? Un Rassemblement national fort ne lui permettrait-il pas, justement, d’accélérer cette politique qui est déjà à l’oeuvre sans avoir à endosser directement ses effets délétères sur la partie la plus fragile de la population? A l’annonce des résultats du premier tour, les marchés financiers sont repartis à la hausse non pas, nous apprennent les analystes les mieux informés, pour saluer le gros score du Rassemblement national, mais parce qu’il apparaît moins probable à l’issue du premier tour que l’extrême-droite hérite des pleins pouvoirs dans une semaine.

La seule chose qui compte finalement, c’est bien que ce soit le banquier qui garde le contrôle, que l’argent public profite aux entreprises plutôt qu’au bon peuple, que les affaires reprennent, et que les bénéfices continuent de tomber à seaux dans les bonnes poches. Du point de vue des forces qui nous gouvernent, tout le reste n’est que bruits futiles et agitations inutiles. Comme dans le film Rrrrr d’Alain Chabat, on peut bien continuer à annoncer la nuit qui arrive, la seule réponse que peuvent espérer les porteurs de flamme est ce « Ta gueule! » qui revient inlassablement en écho, aussi comique dans le film qu’il est tragique dans la vraie vie.

Devrons-nous vraiment goûter à la nuit pour retrouver le goût de la lumière? Début de réponse dimanche prochain.

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1- « L’histoire est le récit des choses advenues, la Gazette n’est que le bruit qui en court. Si la première a le devoir de dire la vérité, la seconde fait assez si elle empêche de mentir. » — Théophraste Renaudot