Chroniques québécoises
Chroniques québécoises

Chroniques québécoises

Où l’on est surpris d’être accueilli chez nos cousins d’Amérique par une tranquille manifestation du racisme ordinaire

Lundi 12 août. Premier vrai contact avec une Québécoise, au petit matin encore tout engourdi de décalage horaire, au moment de charger les bagages dans le coffre de la voiture de location, une longue et luisante berline Toyota Camry garée devant le logement pris pour la nuit, une femme avenante, septuagénaire en forme, m’apostrophe sur le temps qu’il fait. « C’est vous qui nous avez amené l’automne? » lance-t-elle d’un ton enjoué. Le ciel est gris et la pluie menace encore. Trois jours plus tôt, de terribles abats d’eau ont provoqué des inondations. Des routes sont encore coupées. Je sens néanmoins tout de suite que ce n’est pas la question de la météo qui l’intéresse. Ce type de phrase est un appât, une invitation à engager la conversation. Je pourrais me débiner facilement, mais je saute sur l’occasion. « Si c’est moi qui l’ai amené, alors c’est un automne qui vient de France… » Ça marche au poil. Elle ouvre le robinet en grand. « De France? Ah, j’y suis allée en France, avec mon défunt mari, il y a longtemps pour un séjour généalogie. » Elle m’explique qu’il s’agit d’un voyage pour aller sur les traces de ses origines françaises. Pour elle et son mari, c’était dans le Sud-Est, du côté de Nice. Un moment important, manifestement: « La France, c’est de là qu’on vient, c’est le pays de nos origines » tient-elle à me préciser, avant de glisser vers le sujet qui la préoccupe. « A l’époque, déjà, c’était dans les années quatre-vingt, les Français nous disaient qu’ils étaient totalement envahis, c’est toujours le cas, non? »

Place Ampère à Laval (Québec), le lundi 12 août 2024

Devant mon sourcil interrogateur, sans se départir de son ton léger, elle poursuit pour se faire plus claire, sans avoir à nommer les choses. « Ici, par exemple, nous sommes envahis, c’est terrible. Dans cette rue par exemple, les Québécois sont minoritaires aujourd’hui. » La rue en question est bordée de maisons pas vraiment cossues mais presque. Le lieu est résidentiel, d’une banalité tranquille, et ne respire pas spécialement le difficulté sociale. Elle enchaîne les phrases sans me laisser le temps de parler. « J’habite juste là, la maison en face. Et vous, chez vous, vous n’êtes pas envahis? Vous n’habitez peut-être pas une grande ville?… » « Envahi? Euh, non, je ne le ressens pas vraiment comme ça… » A son tour, sans effacer son sourire, elle lève un sourcil dubitatif. « Vous savez, ils viennent, ils s’installent et ils sont très à l’aise, vraiment très à l’aise, bien plus à l’aise que nous ne le serions si c’était nous qui allions chez eux… » Je la regarde sans cesser de sourire moi non plus: « Mais c’est certainement la grandeur de votre pays que de faire que les gens s’y sentent à l’aise! C’est merveilleux! » Elle sourit toujours, mais sa mâchoire se crispe légèrement lorsqu’elle me souhaite une bonne journée. Je la regarde s’éloigner dans la rue. Je pense à mon logeur avec lequel nous avons eu par écrit des échanges cordiaux mais que nous n’avons pas rencontré. Me revient à l’esprit que le mot de passe de son Wifi contient deux noms de capitales africaines. Je me dis qu’il est peut-être noir. Je note que la maison de la femme est pile en face de la sienne. Ce poison du racisme ne m’a jamais paru aussi fou. C’est quoi l’idée? J’aimerais creuser, la retrouver pour qu’elle m’explique mieux. Elle possède une belle maison, n’a l’air de manquer de rien. Cette femme est habitée par la peur. Quelle peur? La peur de vivre sans doute, une de ces peurs primales, irrationnelles et qui, c’est une hypothèse, devient « apprivoisable » dès lors qu’on lui attribue un objet, qu’on l’incarne dans une figure, celle de l’autre, du supposément différent. Je vois ma peur. Je sais où elle habite. Je la reconnais dans la rue. Je peux réussir à la tenir loin, sur le trottoir d’en face. Je rêve de la chasser. Et quand je croise quelqu’un qui me ressemble, je cherche auprès de lui une confirmation, une validation en somme qui viendra me rassurer, me dire que je ne suis pas complètement un salaud, que tout cela est normal.

A peine 24 heures plus tôt, on quittait la France en proie à ses fantasmes galopants de racisme et d’antisémitisme. Une plaie. Un prurit. Cela fait drôle d’arriver ici, sur une terre d’immigration, et de tomber comme ça, sur une manifestation de racisme ordinaire, cette petite peur médiocre qu’aucun océan n’arrête. La veille pourtant, à Montréal, on se perdait dans le tourbillon joyeux d’une marche des fiertés multicolore. En tête de cortège, il y avait des drapeaux palestiniens, suivis par les couleurs de l’Iran, pays oppresseur de femmes (et d’hommes aussi), puis par des drapeaux ukrainiens qui rappellent que loin, très loin à l’Est, on tue aussi. Le long cortège des minorités bondissantes s’étire le long du boulevard René-Lévesque qui traverse West Montréal. C’est un festival des singularités. Chacun en appelle à la paix universelle mais reste prêt à en découdre si nécessaire. Ce qui unit cette foule, c’est sa passion identitaire (une trouble passion) qui s’affirme ici par le vecteur de la sexualité. On est gay, on est bi, on est trans, on est binaire ou non-binaire, on est abstinent ou poly-amoureux et on le dit et le proclame. Si vous êtes bêtement hétéro, c’est sûrement bien aussi mais vous êtes dans le fait majoritaire et n’avez donc à vous libérer de rien. La norme n’est pas une singularité, c’est juste la norme. Le défilé joyeux qui passe devant nous célèbre la diversité, l’acceptation de cette diversité comme étant l’un des canons de la norme. Il y a de l’oxymore dans l’air, une douce violence faite à la raison. C’est vivifiant, salutaire. Malheureusement, cela ne suffit pas à faire barrage à la peur qui rampe, cette peur qui nous empêche, les bleus, les rouges, les verts, les blancs et les noirs, de nous prendre par la main pour célébrer en dansant nos précieuses différences.

A Laval, banlieue de Montréal, une femme surveille sa rue à travers ses rideaux. Chaque matin, elle voit sa peur. Ce n’est pas sa rue, sa ville, ni son pays qui sont envahis, mais sa tête à elle, dont elle est la seule prisonnière tourmentée. Pendant ce temps-là, en France, il paraît qu’on continue de se regarder d’un sale oeil, qu’on voit des antisémites et des « phobes » partout, qu’un parti d’extrême droite fleurit sur le fumier du rejet de l’autre, qu’un président en profite pour présider sans gouvernement. Ne pas oublier que la peur est le terreau qui fait pousser les tyrans.

(à suivre…)