Dans les difficultés, garde ton âme égale; parmi la prospérité, sache avec même probité t’interdire une joie insolente et brutale.
— Horace, poète latin, Epitres
Les Voraces contre les Coriaces. On ne connaîtra sans doute jamais le nom de l’auteur de cette trouvaille. Variation paronomastique sur les Horaces et les Curiaces, ces figures drolatiques et antagonistes ont fait leur apparition au tournant du XIXe siècle, dans le sillage d’un médiocre opéra inspiré d’Horace, la pièce de Corneille. Il y eut de cette pochade lyrique un premier pastiche théâtral, Les Ignaces et les Coriaces, puis dans la foulée un second, Les Voraces et les Coriaces, pièce comique créée à Paris le 15 octobre 1800 (23 vendémiaire an 9). Il fut rapidement dit que cette œuvre truffée de calembours bas de gamme était si mauvaise que son ou ses auteurs avaient préféré garder un prudent anonymat. Reste ce titre, géniale formule que l’on voit depuis régulièrement resurgir dans des écrits divers. Dès 1895, les Voraces et les Coriaces font une apparition fort à propos dans l’acte V d’Ubu Roi, la pièce férocement brutale d’Alfred Jarry (1) . Plus près de nous, ils surgissent dans les années soixante-dix sur la couverture d’un polar des éditions Fleuve noir (2), puis en 1988, en tête d’une rubrique de jeux du journal Spirou (3) ou plus récemment en titre d’un documentaire social (4). Et ne parlons pas des innombrables articles de journaux qui usent et abusent de la formule pour souligner sans se fouler l’âpreté de tel combat sportif ou politique.
Avant d’aller plus loin, rappelons brièvement qui étaient les Horaces et les Curiaces, et ce que fut leur combat. Nous sommes en 600 et des brouettes avant Jésus Christ, sous le règne de Tullus Hostilius, troisième roi de Rome. L’histoire aux dimensions d’un mythe est rapportée un demi-millénaire plus tard par Tite Live, l’historien de la Rome antique. Rome et sa voisine Albe-la-Longue sont engluées dans une guerre fratricide. Pour sortir du conflit en limitant la casse, les deux villes décident de désigner trois champions chacune. L’issue du combat qu’ils se livreront sera aussi, chacun s’y engage, l’issue de la guerre. Rome désigne les trois frères Horace, Albe, les trois frères Curiace. Après le premier assaut, deux Horaces sont tués, et les trois Curiaces sont blessés. Pour se tirer d’un combat qui s’annonce inégal, le survivant des Horaces, rusé, entraîne les trois Curiaces dans une course-poursuite. Les trois blessés diversement atteints sont tour à tour distancés ce qui permet au dernier des Horaces qui, lui, est resté valide, de les tuer un à un. Accueilli en héros mais manifestement toujours en rage, le guerrier de retour dans sa ville tue sa propre sœur qui avait le mauvais goût d’être la fiancée de l’un des Curiaces. Ce meurtre donnera lieu à un procès à l’issue duquel le héros sera condamné à mort avant d’être acquitté par l’assemblée du peuple. Voilà pour le mythe, terreau fertile pour d’infinies conjectures sur l’héroïsme et l’art de la guerre, l’amour et la haine, la justice et l’injustice, et on en passe.
Avec les Voraces et les Coriaces, ces homéotéleutes, on passe par la grâce d’un effet comique du plus bel effet dans un autre registre, moins riche en possibles développements, moins subtil sans doute, mais qui conserve un fort pouvoir éclairant sur deux pans antagonistes de la nature humaine au combat. Dominé par son cerveau reptilien, esclave de ses sens, le vorace est instinctif. Il agit avant de penser. Il est offensif et agressif. Son appétit insatiable est aux commandes. Cela lui donne l’avantage de la vitesse. Cela l’autorise aussi à user des moyens les plus discutables pour parvenir à ses fins. Son amoralité le fait immanquablement glisser dans l’immoralité. Sourd, aveugle et sans mémoire, il piétine aujourd’hui ce qu’il adorait hier, oublie d’où il vient, marche sur ses frères et soeurs. Ingrat et inconséquent, il n’est plus que crocs, mâchoires et mandibules. Les inconvénients liés à cette nature ne sont pas minces. Dominé par sa pulsion gloutonne, le vorace a souvent les yeux plus grands que le ventre. Ainsi s’expose-t-il à des digestions difficiles qui peuvent aller du simple embarras gastrique à la mortelle occlusion… Cela, le coriace le sait bien. Comme son nom tiré du corium (5) latin l’indique, il est, lui, tout à la fois dur et souple comme le cuir. Le coriace a une nature défensive. Il tient sur ses positions. Comme il a lu Clausewitz, il sait que la défense est intrinsèquement supérieure à l’attaque. Il n’ignore pas non plus que « toute défense, dans la limite de ses forces, a pour but de passer à l’offensive dès qu’elle a porté ses fruits » (6). Cela lui donne une confiance qui peut le conduire à sous-estimer les capacités destructrices du vorace. C’est là son point faible. Le vorace est homo bellicus, le coriace est homo politicus. Le premier est pressé, le second a le temps. S’il perd des batailles, le coriace gagne souvent les guerres. Seule solution, donc, pour le vorace qui souhaiterait durer au-delà de sa victoire: devenir un coriace. L’opération, disons-le tout de suite, n’est pas à la portée du premier goinfre venu… tout comme il n’est pas aisé pour le coriace de passer en mode vorace.
A l’issue du congrès de Marseille, les coriaces emmenés par Olivier Faure ont donc gagné. D’aucuns jugeront que la victoire fut courte. D’autres plus avisés mesureront le niveau d’endurance dont il a fallu faire preuve pour encaisser la violence des attaques, surmonter les montagnes de mauvaise foi, enjamber les arguments fallacieux et autres raisonnements biaisés. Les voraces étaient incarnés — c’est le cas de le dire — par un Nicolas Mayer-Rossignol aux muscles masticateurs saillant au coin des maxillaires, irrésistiblement évocateur, dans le physique comme dans la geste, d’un autre vorace archétypal (¡hola Manuel!). N’ayant manifestement pas encore intégré l’idée de sa défaite, le vorace en chef continue vainement de faire claquer ses mandibules dans la presse et sur les réseaux sociaux. C’est un peu ridicule, mais cela a le mérite d’exposer clairement sa teigneuse nature tout en renforçant (c’est toujours bon à prendre) la coriacité d’Olivier Faure. Dans le Gers, les voraces ont remporté la bataille. Ils prennent de fait le contrôle de la fédération. Leur victoire n’est pourtant pas totale. Il leur aura en effet manqué la bouchée la plus importante, celle qui leur aurait permis d’avaler aussi la section d’Auch. Véritable clef du dispositif départemental, cette section qui est aussi la plus forte en adhérents est toujours largement acquise aux coriaces. Il y a là une situation nouvelle qui promet quelques convulsions intéressantes tant un glouton qui rate le meilleur morceau du plat garde généralement un esprit chagrin et une âme revancharde. S’il existait une spécialité d’entomologie politique, nul doute qu’il y aurait là, dans les semaines et les mois à venir, un terrain d’observation des plus intéressants pour une étude de mœurs.
Vu du dehors, tout cela passe pour de la basse tambouille. L’instrumentalisation et la mise en scène de ces divisions internes — qui ne devraient être en réalité que des débats —, la publicité qui en est faite, tout cela a des effets désastreux sur l’opinion publique. Ceux qui, pour remporter leur guerre, n’hésitent pas à transgresser et à bafouer publiquement les grands principes qu’ils prétendent par ailleurs vouloir défendre devraient y réfléchir à deux fois. Les dégâts qu’ils occasionnent dans leur propre maison sont incommensurables. Car après tant de coups portés, tant de blessures infligées, tant de mauvais regards et de méchantes paroles, comment renouer des relations de confiance pour faire de nouveau front commun? Alors que le capitalisme débridé et le dogme libéral mettent la planète et nos sociétés en surchauffe, il y a dans cette déperdition d’énergie, dans ces cadeaux faits à nos ennemis véritables, une forme d’indécence que nos concitoyens nous reprocheront à bon droit pendant longtemps. La seule voie raisonnable désormais est celle du travail sur la ligne adoptée majoritairement, et incarnée par Olivier Faure. C’est une ligne de transformation sociale et d’union sans atermoiements de toutes les forces de gauche. Certains ne pourront s’empêcher de se mettre en résistance pour poursuivre le combat intérieur, saper la maison commune, mettre le parti au service d’ambitions personnelles et d’intérêts particuliers. Il revient aux coriaces d’être suffisamment coriaces pour contenir dans les marges ces comportements délétères. La paix ne reviendra qu’autour d’une ambition commune que nous avons le devoir d’élever au plus haut degré possible. Cela exige des qualités qui sont aux antipodes de celles qui sont à l’oeuvre dans les rangs assaillants de nos petites guerres intestines. Le chemin risque d’être long. Raison de plus pour se mettre au vrai travail sans plus attendre.
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1- Père Ubu: « Combat des voraces contre les coriaces, mais les voraces ont complètement mangé et dévoré les coriaces, comme vous le verrez dès qu’il fera jour, entendez-vous Palotins? » « Ubu Roi », acte V, Alfred Jarry.
2- « Les voraces et les coriaces », Paul Sala. Ed. Fleuve noir, 1979
3- « Les voraces » est une bande dessinée de Glem et Cauvin créée en 1986 dans le Journal de Spirou. Elle raconte les aventures d’une bande de vautours philosophes. En 1988, le journal crée une rubrique de jeux animée par les fameux volatiles et intitulée « Les voraces et les coriaces »
4- « Les coriaces sans les voraces », film de Claude Hirsch (2017) qui raconte la lutte d’un collectif d’ouvriers pour sauver leur usine et la transformer en coopérative
5- Corium: cuir, peau des animaux
6- in « De la guerre », Livre III, Carl von Clausewitz