Dans le nouveau monde tragique qui est le nôtre, les socialistes ont un boulevard pour leurs idées
Dans le nouveau monde tragique qui est le nôtre, les socialistes ont un boulevard pour leurs idées

Dans le nouveau monde tragique qui est le nôtre, les socialistes ont un boulevard pour leurs idées

Pendant qu’Olivier Faure continue avec l’élégance d’un matou matois 1 de déplacer aussi subrepticement qu’inexorablement le centre de gravité de la Nupes de la France insoumise vers le Parti socialiste, il est temps de lever le nez du guidon et de se demander ce que pourrait être l’avenir du socialisme dans un monde qui semble basculer sans fin cul par-dessus tête. Il y a les révolutions que l’on fomente, et il y a celles que l’on subit. Celle de l’anthropocène est à ranger dans la deuxième catégorie: une révolution que l’on a déclenchée à l’insu de notre plein gré, de manière passive, et que l’on subit sans véritablement prendre la mesure de ses conséquences à venir. Alors qu’il semble à peu près rentré dans les crânes que le réchauffement climatique est une réalité, la digestion de cette information est encore loin d’être aboutie. Cela se traduit dans les faits par une grande difficulté à appréhender les conséquences de la situation et à anticiper les directions qu’il faudrait emprunter, les ruptures qu’il faudrait opérer, à imaginer les décisions qu’il faudrait prendre. Il y a comme un flottement, une sorte d’évitement généralisé de la question. On sent bien qu’une révolution globale est en approche, qu’elle a peut-être même déjà commencé, mais personne n’est véritablement à la manoeuvre. On subit. Au mieux, on essaye de suivre, au pire, on attend. A défaut d’autre chose, on se focalise sur nos querelles familiales, nos déchirements domestiques et nos passions intestines.

Nous sommes entre deux mondes: l’un dont on n’est pas sûr qu’il soit réellement terminé, l’autre dont on espère qu’il n’est pas encore advenu. Le politique grenouille dans ce marais. Qui proposera une porte de sortie à la fois crédible et désirable? Pour l’heure, chez les socialistes, il y a ceux qui s’accrochent, et vont continuer de s’accrocher désespérément au monde d’avant. Ceux-là pensent qu’ils peuvent revenir aux temps glorieux de la social-démocratie flamboyante. Ils croient dur comme fer que les vérités d’hier sont forcément les vérités d’aujourd’hui (car la vérité, comme les diamants, est éternelle 2). Des « revivalistes » en somme, pour qui le temps devrait être figé aux périodes qui leur paraissent confortables. Ou des conservateurs qui ont perdu le contact avec l’un des carburants de l’idéal socialiste, je veux parler du mouvement, de ce mouvement qui fait avancer les idées, qui permet de se replacer sans cesse face à l’ennemi en réexaminant ses propres positions. De l’autre côté, donc, il y a ceux qui prennent acte des basculements considérables qui s’opèrent et qui, même s’ils ne savent pas encore comment ils vont s’y prendre, ont décidé de plonger dans l’inconnu et d’embrasser l’avenir (il faut embrasser ce que l’on ne peut éviter, dit-on).

Puisqu’on ne peut éviter, embrassons donc. A condition toutefois de savoir ce que l’on embrasse. Les travaux d’un penseur comme Bruno Latour (mais il n’est pas le seul) nous donnent un éclairage précieux pour comprendre ce qui est en train de s’emparer de nous. Ce que vit l’humanité sans le comprendre vraiment encore, c’est, dit-il, un changement de cosmologie, au sens anthropologique du terme, c’est-à-dire, un changement de la représentation, à partir de ses connaissances, que se fait l’Homme de l’univers et de sa place dans cet univers. Selon Bruno Latour, la pandémie de Covid que nous venons de subir a agi comme un accélérateur de prise de conscience que l’Homme, avant d’être une partie de l’Univers infini, est d’abord partie agissante et subissante d’un espace aussi réduit que confiné, celui que les scientifiques appellent « la zone critique », constitué de cette très mince couche de gaz et de terre qui entoure le globe terrestre et constitue sa zone de vie (au sens de sa zone viable). « Ce changement cosmologique a des conséquences sur notre conception : nous ne pouvons plus définir un humain hors du monde dans lequel il est, et cela change ce que nous sommes en tant qu’humains » expliquait-il dans une interview récente à la revue Socialter 3. De là l’invitation qu’il nous fait à « atterrir » d’urgence plutôt que de continuer à vouloir désespérément « décoller » vers les cieux d’une modernité dont les contours n’ont jamais été aussi vagues et la nature aussi chimérique.

Bruno Latour, interviewé en 2021 par le journaliste Nicolas Truong pour une série d’entretiens diffusés sur Arte. / copie écran ©Arte.tv

Cette expérience collective, et pour l’instant grandement subconsciente, du changement de cosmologie nous fait passer d’un état d’insensibilité écologique dû au fait que depuis des centaines d’années, nous nous sommes situés en dehors de la Nature, à un état de sensibilité écologique dont nous ne savons pour l’instant que faire. Nous voilà face à une situation nouvelle. Face à cette situation, nous n’avons pour l’heure que les réponses que nous apportions à la situation ancienne. La situation ancienne, c’est celle d’un monde dans lequel l’Homme s’assure la maîtrise des objets qui, selon la conception qu’il se fait de l’univers, constituent la Nature qu’il met à son service. La situation nouvelle, c’est celle d’un monde, non pas infini comme l’Univers, mais étroitement confiné dans la fine enveloppe du globe terrestre, et dans lequel l’Homme n’est ni plus ni moins qu’un élément du vivant, cette matière organique qui a la particularité de produire elle-même les conditions de sa survie ou de sa disparition.

Le socialisme (comment pourrait-il en être autrement?) est un pur produit du monde d’avant. Nous sommes les enfants du matérialisme et du productivisme, de la course à la modernité et de la croissance infinie. Désormais nous dit Bruno Latour, nous sommes libérés de cette énorme pression qu’exerçait sur toutes les activités humaines cette injonction de la modernité, et empêchait l’Homme d’appréhender la situation qui est réellement la sienne, celle d’un vivant parmi le vivant, évolutif et mutant, totalement dépendant d’un environnement lui même soumis aux interactions de ceux qui l’habitent: bêtes, plantes, bactéries, microbes et humains. Ce que nous dit Bruno Latour, c’est que la situation que nous avons créée en déséquilibrant, par notre activité, le système Terre, nous contraint aujourd’hui à passer très rapidement du rêve et de l’ambition de « moderniser » au rêve et à l’ambition d' »écologiser », faute de quoi nous précipiterons les cataclysmes qui auront raison de nos civilisations, voire de l’espèce humaine toute entière.

Le défi est vertigineux. Et il appartient sans aucun doute au politique de s’en saisir. S’ils veulent bien s’y atteler, les socialistes sont très certainement les mieux armés pour s’en emparer efficacement. Ne serait-ce que parce que la transformation sociale est dans leur ADN. Ne serait-ce que parce que dans les bouleversements qui sont déjà à l’oeuvre, ce sont les plus faibles qui, une fois encore vont payer le plus lourd tribut. La question est : comment réinvestir dans ce nouveau paradigme post-modernité toutes nos valeurs de justice, d’égalité, et de transformation sociale acquises dans le monde d’avant? Comment sortir du marais? Comment définir une politique socialiste d’écologisation du monde qui ne s’envisage pas sous l’angle étroit de « la Nature » à préserver, mais sous celui beaucoup plus holistique du « système Terre » dont nous sommes? Comment enrayer une mécanique libérale entretenue par une classe (économique) dirigeante obsédée par la préservation et l’augmentation sans fin de ses acquis ? Comment préserver un pacte social de plus en plus fragilisé par l’accroissement indécent des inégalités?

La grande force politique de demain est celle qui parviendra à imposer cet agenda dans un contexte qui — c’est une évidence — va devenir de plus en plus conflictuel. Il paraît d’ores et déjà évident que l’idéal social-démocrate, qui est un idéal du compromis, de la voie moyenne qui eut son heure de gloire dans un contexte bipolaire de guerre froide généralisée, n’est pas aujourd’hui le mieux armé pour relever ce défi… Les appels entendus ici ou là d’un retour à une forme de radicalité doivent être compris comme une demande d’intransigeance. Car dans les situations de crise majeure, l’intransigeance est ce qui peut permettre de faire la différence entre survivre ou disparaître.

Olivier Faure, Premier secrétaire du Parti socialiste, le 26 octobre dernier à Auch (Gers), devant un parterre de militants et de sympathisants.

A défaut de faire programme, cela dicte néanmoins quelques lignes de conduite dont on peut observer qu’elles ont déjà été adoptées par Olivier Faure dans sa manière de conduire les destinées du parti dont il a la direction: intransigeance, quelles que soient les difficultés, sur la question de l’union des forces de gauche; intransigeance sur la question de la lutte contre les inégalités; intransigeance sur une éthique du projet qui se refuse à tout renoncement; réactivation de l’idéal de transformation; adoption d’une posture de combat, etc. On ne peut qu’être frappé par sa capacité à encaisser sans broncher l’avalanche de coups qu’il reçoit, notamment de la part de camarades qui n’ont aucun scrupule à affaiblir le parti en exposant nos dissensions au grand jour. Me vient à ce propos la formule du général Lhotte, écuyer fondateur du Cadre noir de Saumur qui résumait en trois mots sa doctrine concernant le travail des chevaux: « Calme, en avant et droit ». On peut voir là le fondement d’une méthode consistant, pour parvenir à penser, à se mettre à l’abri de l’hystérisation permanente du débat.

Dans soute le chemin sera-t-il long, mais dans les temps troublés que nous vivons, face à la perspective des catastrophes qui s’annoncent, les idées socialistes, parce qu’elles sont porteuses de solutions pour chacun, ont un boulevard devant elles. Face à la situation, nous n’avons qu’une seule alternative: Gagner! Gagner! Gagner! Jamais sans doute mot d’ordre ne fut mieux en phase avec l’exigence des temps. Un signe, veut-on croire, du kairos qui semble inscrit dans la démarche incarnée aujourd’hui par Olivier Faure et les signataires de plus en plus nombreux de sa tribune. Le message que nous devons désormais transmettre est que nous sommes aux tout débuts d’une aventure radicalement nouvelle qu’il nous faudra aborder avec l’énergie et l’enthousiasme des pionniers s’élançant dans la plaine. Devant nous, l’inconnu. Avec nous, la conviction que nous n’y arriverons qu’en prenant soin les uns des autres, en renforçant les solidarités plutôt qu’en exacerbant les rivalités.

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1- L’autre nom du Cheshire cat de Lewis Caroll 🙂

2- Cette affirmation est évidemment fausse

3- Lire ici l’interview passionnante de Bruno Latour dans la revue Socialter

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