Une excellente manière de te défendre d’eux, c’est d’éviter de leur ressembler
Marc Aurèle, empereur romain 1
Il y a chaque mois de janvier cette illusion que l’on se donne, un coup de champagne dans le nez au passage de minuit, que l’année qui commence ouvre un chapitre neuf, qu’une page se tourne et que, pour peu qu’on y mette du sien, plus rien ne sera comme avant. Foutaise évidemment. Rien n’indique en ces premières semaines de 2024 que l’on va cesser les étripailleries en Ukraine ou en Judée, pas plus que ne va ralentir sur toute la surface du globe la démente course aux profits qui épuise toutes nos ressources et nous précipite dans l’enfer climatique. En 2024 comme en 2023, Mesdames et Messieurs, tout reste à vendre. A chacun selon son mérite, et que le meilleur gagne! Pour avoir une meilleure image des sombres perspectives qui s’annoncent, ajoutons à cela une dangereuse attrition des valeurs qui se traduit (notamment), par le fait qu’il est désormais parfaitement admis que l’on puisse être un sujet d’intérêt pour la justice et être néanmoins nommé ministre du gouvernement, ou que l’on peut être ministre du Gouvernement (à l’Education c’est encore mieux), s’autoriser à dire n’importe quoi et à mentir comme un cancre (c’est-à-dire grossièrement et sans honte) sans plus de conséquences que cela pour sa position.
Sur le plan politique, la lente décomposition de notre bipartition gauche/droite continue de s’accompagner d’un inquiétant glissement du paysage médiatique et de ses valeurs cardinales. Un article de journal lu récemment nous le confirme si toutefois nous avions été tentés d’en douter. Paru le 6 janvier dernier dans Le Monde, cet article dont le titre a été modifié a posteriori dans sa version numérique nous décrit, ou plutôt nous affirme en prétendant la démontrer, la lente « dérive antisémite » de Jean-Luc Mélenchon. Quelques voix comme celle d’André Gunthert ont relevé que cette prose constituait « un cas d’école » démontrant combien toute accusation d’antisémitisme, « lorsqu’elle ne repose que sur des insinuations et des réflexes racistes, n’a pour seul objet que de faire taire la critique d’une politique destructrice ». On peut rajouter que cet article est aussi un cas d’école illustrant la crise profonde que traversent nos médias dont l’honneur ne semble plus être, comme le formulait en 1632 Théophraste Renaudot, « d’empêcher de mentir » 2, mais bien plutôt de colporter et répandre des légendes urbaines du moment qu’elles servent le discours des dominants qui nous gouvernent.
Avant d’aller plus loin et compte-tenu du climat ambiant, il convient de préciser qu’il ne s’agit pas tant de prendre ici le parti de Jean-Luc Mélenchon (qui n’a généralement besoin de personne pour assurer sa propre défense) que de défendre une certaine idée du journalisme et dénoncer les faiseurs d’opinions qui nous prennent pour des Jocrisse. Car avant d’être une attaque contre Mélenchon, cet article — c’est un comble dans un journal comme Le Monde — est une agression contre le journalisme. Si l’on s’en tient à la stricte dimension de l’éthique journalistique, n’y avait-il pas en effet matière à interroger, questionner, mettre en doute plutôt que de les répéter sottement, les arguments avancés dans les cercles des « réseaux (a)sociaux » pour instruire le procès permanent en diablerie et extrémisme de Jean-Luc Mélenchon? Les « preuves » de sa dérive antisémite selon « Le Monde »? Avoir traité l’éditorialiste de LCI Ruth Elkrief de « manipulatrice » et de « fanatique ». Avoir accusé Elisabeth Borne de rallier un « point de vue étranger ». Avoir (en 2013!) accusé Pierre Moscovici de ne pas « penser français » mais « finance internationale »…
Franchement, est-ce bien sérieux? Traiter Ruth Elkrief de fanatique, c’est antisémite? Parce qu’elle est juive? Accuser Elisabeth Borne de rallier « un point de vue étranger », c’est être antisémite? Parce que son père a été déporté? Accuser Pierre Moscovici, alors ministre des finances, d’être au service de la finance internationale, c’est antisémite? Parce qu’il est juif? Parce que, comme ça, la finance internationale serait juive? Le « journal de référence » accrédite sans trembler ce poncif pour le coup totalement antisémite que la finance internationale est aux mains des juifs! Il rapporte sans les questionner ces raisonnements aussi fragiles que nauséeux et en fait des arguments pour démontrer une prétendue dérive antisémite de Mélenchon. Loin d’apporter la moindre lumière à la compréhension du monde, cet article contribue à épaissir le trouble et la confusion des esprits. Il témoigne aussi de l’avancée de cette gangrène qui nous ronge peu à peu en s’attaquant au mécanisme même de la pensée libre.
On pourrait en effet attendre d’un journal comme « Le Monde » qu’il fasse du journalisme, c’est-à-dire qu’il questionne, qu’il fouaille et mette en doute, qu’il cherche à comprendre (avec un peu de recul), et à éclairer de quelques rayons de vérité les ressorts de cette chasse hystérique à la gauche mal-pensante. Lorsqu’on commence à détourner le juste combat contre l’antisémitisme pour en faire une machine à disqualifier tous ceux qui ne pensent pas droit, on peut affirmer que nous sommes sur une bien mauvaise pente. Qu’est-ce que « penser droit » aujourd’hui? C’est très précisément penser sans toucher à la doxa néolibérale, sans remettre en cause le dogme du capitalisme mondial, sans troubler les intérêts de la minorité qui continue de s’enrichir follement en ne cessant de devenir toujours plus minoritaire en même temps que toujours plus puissante. Pendant que Marine Le Pen, elle, pense manifestement de plus en plus droit, cette gauche qui ne se résout pas est la cible d’une longue et patiente campagne de dénigrement de la part de tous les médias mainstream. L’association Acrimed a remarquablement observé tout au long de l’année ce qui, pour le coup, est l’expression d’une dangereuse et redoutable dérive. Cette dérive-là, contrairement à celle que l’on prête à Mélenchon, n’a rien de fantasmatique. Elle est précisément documentée3, et elle est pour le moins inquiétante.
Le retour de la division tripartite
Pour mieux comprendre ce qui nous arrive (et fait voir à certains des antisémites partout), il faut prendre le temps de lire le livre de Julia Cagé et Thomas Piketty. Paru en 2023, « Une histoire du conflit politique » jette une lumière crue sur la recomposition du paysage politique telle qu’elle s’opère en France depuis la fin des années quatre-vingt. Ce livre essentiel 4 analyse commune par commune, tous les résultats de toutes les élections législatives et présidentielles qui se sont tenues en France entre 1789 et 2022. Sa lecture permet de comprendre la nature des conflits qui nous agitent jusqu’à l’intérieur de nos propres partis. Le fait le plus marquant, analysé en profondeur par les deux auteurs, est le retour en France d’une division tripartite du paysage électoral qui ne s’était plus vue depuis la fin du XIXe siècle, et dont l’histoire nous enseigne qu’elle est un facteur de fortes tensions et d’instabilité.
La première tripartition a duré de 1848 à 1910. Le corps électoral était alors divisé en trois blocs : un de gauche avec les socialistes et les radicaux-socialistes, un du centre avec les Républicains modérés et opportunistes, et un de droite avec les conservateurs monarchistes et catholiques. Les auteurs relèvent [p.415] plusieurs points communs entre cette période et la nôtre :
- Des classes populaires urbaines et rurales divisées entre les blocs de gauche et de droite
- Un clivage territorial entre mondes rural et urbain
- Une plasticité des élites « prêtes à basculer assez rapidement du bloc de droite au bloc du centre si cela correspond à leurs intérêts socio-économiques fondamentaux »
D’une bipartition gauche/droite qui a réglé la vie politique française de 1910 à 1992, nous sommes de nouveau progressivement passés à une division en trois blocs que les auteurs nomment ainsi :
- Un bloc social-écologique,
- un bloc libéral-progressiste
- et un bloc national-patriote
Cette division en trois blocs a fait sa première apparition à l’issue des législatives de 1986, lorsque le FN de Jean-Marie Le Pen obtient ses premiers résultats substantiels, autour des 10%. Elle s’est affirmée en 1992 au moment du référendum sur l’Europe. Les auteurs soulignent que pour la première fois se retrouvent dans le même camp politique (celui du « Oui » à Maastricht) une large part de l’électorat du centre gauche et du centre droit. Le bloc du « Non », lui, regroupe deux forces irréconciliables et incapables de gouverner ensemble : l’une issue de la gauche, l’autre de la droite nationale. Ce schéma se reproduit et se confirme lors du référendum de 2005. Nous sommes encore dans une période de tripartition latente qui va se transformer en tripartition active en 2022, lorsque le Rassemblement national obtient enfin un groupe parlementaire substantiel de 88 députés à l’Assemblée. Cette tripartition active était déjà largement annoncée dans les résultats des élections de 2017 à l’issue desquelles on a vu véritablement éclore sous la poussée macroniste le bloc libéral-progressiste. En entrant en phase dite « active », cette tripartition nous place dans la position délicate que les amateurs de western connaissent bien sous le nom d’impasse mexicaine. Le niveau de stress généré par cette situation dans laquelle trois adversaires de force équivalente se tiennent mutuellement en joue a de quoi rendre caduques nos manières, non pas de nous positionner sur l’échiquier politique, mais de « lire » et comprendre le paysage dans lequel nous évoluons désormais. C’est à la lumière de cette situation qui s’installe qu’il nous faut analyser nos conflits politiques et tout particulièrement, le conflit qui n’en finit pas de déchirer, en interne, le Parti socialiste.
« Paru en 2023, le livre de Julia Cagé et Thomas Piketty jette une lumière crue sur la recomposition du paysage politique telle qu’elle s’opère en France depuis la fin des années quatre-vingt… »
Comment pourrait-on formuler la nouvelle problématique ? L’électorat étant désormais divisé en trois blocs à peu près équivalents, chacun se trouve en quelque sorte sommé de se revendiquer de l’un de ces blocs. Face à cette situation, la stratégie du bloc libéral-progressiste tenaillé depuis son avènement par la tentation de l’hégémonie est simple : aspirer autant que faire se peut le maximum de substance issue des deux blocs qui l’entourent afin de les réduire et de les repousser aux marges. A droite, la marge est facilement identifiable : malgré ses efforts de dédiabolisation, et bien qu’ils aient été largement couronnés de succès, l’image du Rassemblement national reste néanmoins encore fortement marquée du sceau de l’infâmie raciste, antisémite, collaborationniste. A gauche, les choses étant bien moins claires, il est apparu nécessaire de mettre en œuvre une mécanique pour discréditer le bloc social-écologique en diabolisant à outrance la LFI, cheffe de file opportunément grande gueule de la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes). Pendant des semaines et des mois, le rouleau compresseur des médias dominants s’est acharné pour construire de toute pièce et contre toutes les évidences l’image d’un parti et de son leader anti-républicain, antidémocrate, antisémite, antieuropéen, bolivariste, islamo-gauchiste, extrémiste, bref, infréquentable. Cette stratégie délétère et redoutablement efficace si l’on en juge par les effets qu’elle a eue sur le démembrement progressif de la Nupes, a été documentée au jour le jour par l’observatoire des médias Action-Critique-Média (Acrimed). Sa démonstration est implacable.
Tous ces efforts pour fracturer l’union à gauche ont été récompensés lorsque le Parti socialiste a fini par annoncer un moratoire suspendant sa participation à la Nupes. Le geste a pu être interprété comme un aveu de faiblesse, une manière de rendre du terrain, de donner des gages, de « céder à la jambe » dirait un cavalier… Il constitua en tout cas une vraie victoire pour ceux qui, au centre et à droite, rêvaient de torpiller une union à gauche très dangereuse pour eux. A la lumière du nouveau paradigme tripartite, la question mérite vraiment d’être posée aujourd’hui de savoir si ce moratoire n’était pas une erreur, voire une faute politique… Car enfin, quelles sont les alternatives à la tripartition telle qu’on l’observe aujourd’hui ?
Ceux qui pensent que l’on peut créer, entre le bloc social-écologique et le bloc libéral-progressiste, un bloc dans lequel s’épanouirait une hypothétique « gauche de gouvernement » font un pari osé. Ceux qui s’imaginent pouvoir recréer une forme de bipartition gauche/droite au sein du bloc libéral-progressiste s’illusionnent tout autant en oubliant un détail gênant : avant de mettre cette stratégie en œuvre, il faudra plier l’échine pour entrer dans la famille libérale-progressiste. Compliqué quand on se prétend de gauche…
A l’issue du congrès de Blois, le Parti socialiste s’est réaffirmé comme un parti de gauche qui ne saurait appartenir à un autre bloc que le bloc social-écologique. Même si le moratoire a jeté un trouble, cette position, pour fragilisée qu’elle soit aujourd’hui, n’a a priori pas changé.
Julia Cagé et Thomas Piketty, dans leur ouvrage, pensent que l’état de tripartition ne va pas se prolonger indéfiniment dans le temps. Un optimisme que ne partagent pas d’autres analystes tout aussi pointus, comme Jérôme Fourquet par exemple. Ils proposent deux scénarios possibles de retour à une forme de bipartition :
- Le bloc social-écologique contre un bloc libéral-national
- Un bloc social-national contre le bloc libéral-progressiste
Les auteurs notent [p. 537] que « la première configuration serait à la fois plus proche de la bipartition gauche/droite antérieure et dans une large mesure plus probable et souhaitable, mais il serait erroné d’imaginer qu’elle soit la seule possible ». Dans les deux cas, on note que c’est le Rassemblement national qui joue les arbitres. La question est : l’extrême-droite va-t-elle plutôt s’amalgamer au bloc libéral-progressiste, ou plutôt au bloc social-écologique ?
Si d’autres scénarios sont également possibles (comme le maintien d’un statu-quo en trois blocs), on comprend bien dès lors le danger que fait peser la petite musique jouée par certains, et consistant à renvoyer constamment dos à dos et aux extrêmes la LFI et le RN. Dans ces jeux troubles, c’est pour l’instant la Macronie qui mène le bal et nous fait danser. Les socialistes qui sont tiraillés et malmenés entre les deux blocs social-écologique et libéral-progressiste ont une lourde responsabilité. La stratégie d’Olivier Faure de tenir la ligne d’une affirmation à gauche a jusqu’à présent été payante sur le plan électoral. Elle est mise à mal avec les doutes qu’ont fait naître la position du moratoire. Elle est de nouveau ébranlée à l’approche des prochaines élections européennes, le candidat Raphaël Glucksmann assumant totalement de démarrer sa campagne en ravivant le schisme avec la LFI et Mélenchon.
La question est désormais posée : dans cette nouvelle configuration tripartite, cette « impasse mexicaine » dont l’histoire et le cinéma nous enseignent qu’elle est hautement inflammable, où est la place des socialistes du Parti socialiste ? Dans le bloc social-écologique avec LFI et les autres ? Dans une hypothétique aile gauche du bloc libéral-progressiste, ou en dehors de tout bloc, c’est-à-dire dans les oubliettes de l’histoire politique ? Une chose est sûre, dans un duel à trois — un « truel » disent certains — toute division à l’intérieur de l’un des trois blocs bénéficie aux deux autres.
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1- Cette citation se trouve en quatrième de couverture de la très jolie édition des « Pensées pour moi-même » de Marc Aurèle aux éditions Les Belles Lettres (trad. A.I. Trannoy)
2- Sur la construction d’une éthique journalistique au temps de Renaudot, lire cet excellent article de l’historien Gilles Feyel: « Aux origines de l’éthique des journalistes : Théophraste Renaudot et ses premiers discours éditoriaux (1631-1633) », Le Temps des médias, vol. 1, no. 1, 2003, pp. 175-189.
4– Toutes les ressources de l’ouvrage sont consultables sur ce site