A la fête de l’Huma, septembre 2024 © Parti socialiste/ Mathieu Delmestre
Mais de quoi cette recrudescence de mouvements et micro-partis peut-elle bien être le signe se demandait, du sommet de sa haute chaire, le politologue égaré par tant de soudaine créativité?… La consécration cette semaine, à Saint-Ouen, de la naissance du nouveau mouvement de Karim Bouamrane « La France humaine et forte », est le dernier avatar de cette épidémie qui a déjà vu naître (à gauche comme à droite d’ailleurs), une foultitude de chapelles censées faire sortir du lot des partis traditionnels des personnalités ambitieuses et pressées. Partout ces phénomènes d’atomisation s’accompagnent, en totale contradiction avec les buts qui les sous-tendent, de vibrants plaidoyer pour une union fantasmatique. Il est piquant d’observer à Saint-Ouen, la figure nouvellement charismatique de l’humanisme et de la force réunis, Karim Bouamrane, étroitement entourée et cajolée par les chef.fe.s de file de chapelles circonstanciellement amies (et néanmoins potentiellement concurrentes), venues-là pour se pousser du col devant micros et caméras, et prendre la part de lumière médiatique qu’il y a à prendre tout en se surveillant les uns les autres. Un objectif sérieux toutefois les unit: celui de faire tomber à la première occasion le Premier secrétaire du Parti socialiste Olivier Faure, honni par tous les honnisseurs du moindre pacte ou accord d’union passé avec la France Insoumise, cet odieux épouvantail à bourgeois qui se pique, rendez-vous compte, de transformation sociale à l’ancienne.
Cette manière égotique, dès qu’il y a divergence d’opinion et mise en minorité, de créer son propre mouvement, est le signe d’un grave affaiblissement des partis qui ne sont plus en capacité d’imposer la moindre discipline interne ni d’épuiser les débats en leurs propres seins pour en tirer une position portée par tous. La parole que portent ces groupes est contradictoire avec les positions officielles — c’est-à-dire, rappelons-le tout de même, démocratiquement construites — du Parti. Cela ne peut qu’avoir un effet délétère sur l’électorat (s’ils ne sont pas capables de se mettre d’accord, pourquoi voulez-vous qu’on vote pour eux…)
On voit bien combien il est difficile pour cette gauche qui continue de se revendiquer socialiste de se nommer elle-même. Comme il y a inflation de chapelles et de mouvements, il y a inflation de mots et de noms. Le signe indubitable que, pour paraphraser Boileau, ce qui ne se conçoit pas bien a du mal à s’énoncer clairement. On a donc eu la gauche du faire, la gauche du travail, la gauche responsable, la gauche de gouvernement, la gauche raisonnable. On a maintenant la gauche du réel. Notez que toutes celles et ceux qui ont recours à ce genre de vocable flou ne vous disent jamais précisément ce qu’ils entendent par le faire et son contraire (le non-faire), le travail et le non-travail, le raisonnable et le déraisonnable, etc. Le procédé a également pour effet avantageux de pouvoir injurier en creux tous ceux que vous n’avez pas besoin de nommer, à savoir tous ceux qui, en gros et au détail, ne sont pas vous. On peut à ce propos et en passant faire exactement le même reproche à la FI qui, en définissant tous ses membres comme des insoumis, laisse entendre assez clairement que tous ses non-membres ne sont que de pauvres soumis… Passons.
Nous voilà donc désormais avec une « gauche du réel » qui, c’est une technique en même temps qu’une habitude, se garde bien de décrire ce réel dont elle se revendique et qu’elle n’entend manifestement pas bousculer. Dans l’éditorial de Journal.info, le média qu’il a créé, Laurent Joffrin s’est récemment pâmé devant ce qu’il considère de toute évidence comme sa « dream team » et qu’il nomme « le quintet soc-dem »: Karim Bouamrane (qu’il décrit — ce n’est pas insignifiant — comme « très hype »), Carole Delga, Raphaël Glucksman, Bernard Cazeneuve, François Hollande, sont l’incarnation (les Rois mages en quelque sorte) du renouveau de la social-démocratie. « Tout cela est bel et bon et confirme la ligne que nous suivons depuis le débat (sic) au Journal.info, celle d’une gauche de la raison », écrit-il. « L’espace politique que nous avions désigné, entre le macronisme effondré et les honteuses outrances mélenchoniennes, existe à coup sûr » poursuit-il, encore manifestement sous le choc endorphinique de la fervente ambiance qui régnait, ce 3 octobre au soir, au stade Bauer de Saint-Ouen. Comment dire à ce garçon qu’il s’illusionne? Comment lui dire que l’effondrement du macronisme, qu’il observe comme nous tous, ne signifie certainement pas l’effondrement de l’hyper-centre? Doit-on lui rappeler ce que les théoriciens de la tripartition nous décrivent et promettent, en s’appuyant sur le funeste précédent du Directoire?
Sur le Journal.info, média (de gauche avec une bonne droite — non ce n’est pas une blague) qu’il a créé, Laurent Joffrin tombe en pâmoison devant ce qu’il interprète de manière vraisemblablement abusive comme une renaissance de la social démocratie, une « gauche du réel » totalement fantasmée, autrement dit aussi irréelle qu’irréaliste…
Car ce que nous observons n’est que le déroulement implacable d’un scénario décrit, entre autres, par l’historien Pierre Serna dans son livre « L’Extrême centre ou le poison français » 1 dont il fut déjà question dans ces pages, mais également par Thomas Piketty et Julia Cagé dans leur « Histoire du conflit politique »2, une très précieuse analyse des résultats électoraux en France de 1789 à 2022 parue en 2023. Dans le contexte de tripartition de la vie politique que nous vivons, la force centripète exercée par un bloc central hypertrophié est en train de morceler, pour ne pas dire éparpiller façon puzzle, tout ce qui se trouve sur ses marges. Le seul espace qu’entrevoit Laurent Joffrin, tel Moïse face à la Mer rouge, ne se situe pas à la gauche du bloc central, mais bel et bien dans le bloc central. Un centre qui, soit dit en passant, s’est toujours réclamé d’une forme de modération raisonnable, d’un réalisme de bon aloi qui n’est jamais qu’un autre nom du conservatisme. Un centre qui, chaque fois qu’il s’est pris pour le tout, a conduit le pays vers de très cuisantes dérives autoritaires.
Voilà qui nous ramène au réel et à sa définition qu’il importe plus que jamais de poser puisque ceux qui s’en réclament ne le font pas. Si l’on s’en tient à ce qu’en dit le dictionnaire, le réel, par opposition à l’imaginaire, est ce qui est, qui « existe en fait ». Ce qui n’existe pas en fait n’est pas réel. Par voie de conséquence, ce qui n’existe pas encore n’est pas réel non plus. Déduisons de cela que la gauche du réel est cette gauche qui a renoncé à imaginer toute autre forme de réel que celle qui existe en fait: en l’occurrence, et en ce qui concerne nos démocraties occidentales, un capitalisme ultra-libéral, drogué à la croissance infinie, destructeur de l’humanité et de tout ce qui l’entoure. Cette gauche du réel est une gauche qui s’interdit de penser l’utopie et de la mettre en quelque action qui soit de nature à modifier ce qui existe en fait: une gauche en somme qui n’ambitionne pas de troubler les marchés ni ne se risquera jamais à trop fâcher les vrais maîtres du Monde (on lira à ce propos le dernier livre de l’économiste et ancien ministre grec Yanis Varoufakis qui annonce et décrit l’avènement d’un « techno-féodalisme » qui fait froid dans le dos3). Une gauche, donc, qui n’est pas de gauche, mais du centre, ce lieu immobile et parce qu’immobile, fatalement désespérant.
Dans une époque marquée par l’appauvrissement des mots et la dévitalisation du langage, l’une des tâches urgentes du Parti socialiste devrait être de reformuler sa doctrine en s’appuyant sur une redéfinition partagée de ce qu’est pour nous, ici et maintenant, la social-démocratie, un concept qui n’a cessé d’évoluer et de changer de visage au fil de l’histoire, transformant sournoisement l’idéal réformiste (et un brin naïf pourrait-on dire aujourd’hui) des sociaux-démocrates des origines en idéal d’adaptation aux inflexibles exigences du capitalisme mondial. Il est toujours temps de penser grand et loin en ne sous-estimant pas les attentes de changements et de ruptures d’une part de plus en plus conséquente et sans doute sous-estimée de la population. Sinon, dans un monde irrémédiablement fracturé et fractionné en même temps qu’il est gangrené par un individualisme pathologique, de nos rêves d’union de toutes les forces de gauche, il ne restera plus que de pauvres miettes balayées par le vent mauvais qui commence à souffler.
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1- « L’Extrême centre ou le poison français, 1789-2019 », Pierre Serna, ed. Champ Vallon
2- « Une histoire du conflit politique, élections et inégalité sociale en France, 1789-2022 », Thomas Piketty, Julie Cagé, ed. Seuil.
3- « Les Nouveaux Serfs de l’économie », Yanis Varoufakis, ed. Les Liens qui Libèrent